Paul Giannoli (draps pliés)
La cérémonie des
draps pliés
Nous nous installons dans
la salle à manger, la pièce la plus grande et la plus commode. La table est
repoussée contre un mur, nous écartons les chaises. Les draps en vrac
attendent. Nous prenons le premier sur le dessus du tas. Nous cherchons deux
coins chacun, nous les saisissons, nous nous éloignons l'un de l'autre, à
reculons. Dos collé au mur, nous procédons au premier pliage en deux pans
soigneusement égaux. Je reste immobile et je tire très fort. La surface ainsi
réduite de moitié, nous entamons la phase que je préfère. Je marche vers ma
mère, elle m'attend les bras levés à la hauteur de ses épaules. Dès que je suis
tout près d'elle, les bras levés moi aussi, elle m'embrasse.
Pour que le pliage soit
impeccable, les deux bords doivent s'épouser au millimètre près. Je recule puis
je reviens vers elle une deuxième fois. Chaque navette se clôt ainsi par un baiser.
Quatre sont nécessaires. Les carrés identiques, aux dimensions de l'armoire,
se superposent à la perfection. Des brins de lavande glissés entre les piles
soulignent la blancheur. Le pliage est plus délicat quand il s'agit de draps
brodés. Nous devons veiller à ce que les initiales entrelacées « tombent » sur
le dessus, bien centrées.
Ma mère m'a appris
comment sont faits les jours, ces échelles de trous carrés, identiques, qui
tracent une route sur toute la longueur. Gand-mère Sophie y excellait jusqu'à
la fin de sa vie. Sa vue était de plus en plus basse, mais ses doigts se
souvenaient et guidaient l'aiguille.
La cérémonie du pliage
est restée parmi mes souvenirs les plus vivaces. Seul, il m'arrive d'esquisser
les figures de cette danse. Mes mains serrent le vide. Une musique s'invente,
nul ne l'entend que moi.
In « Les gestes oubliés »
Photo tonton yoyo (flickr)