Nicolas Frize
Purger une peine de
prison, c'est d'abord être ramené à rien, réduit à la passivité, l'autodestruction,
l'inutilité, la solitude gratuite, inefficace et éternellement froide
(certains qualifieront insolemment la prison de « lieu de réflexion sur soi »).
Les mineurs détenus font bien de se poser toutes ces questions de sens ! À y
regarder de près, leurs réactions rebelles, suicidaires ou hypocrites ne
manquent pas, de motifs, donc de « sens ».
Les détenus adultes
condamnés à de longues peines se demandent eux aussi comment vivre au jour le
jour. Les barrières qu'ils voient se dresser devant eux leur interdisent
d'imaginer les projets qu'on leur enjoint d'échafauder, les empêchent de
concevoir des continuités possibles. Lorsque la survie au jour le jour exige
d'eux qu'ils résistent à la douleur et à l'abandon, alors qu'aucune raison
d'être ne leur a jamais été signifiée, ils voient une solution dans l'annihilation
de leurs envies, de leurs besoins, lesquels sont les sources principales de
leur souffrance autant que du rappel de ce dont ils manquent. À cette
condition, « on peut être bien !».
Celui qui se passe de tout ne ressent plus la privation, il lui échappe ! Sans
besoins, sans désirs, il ne vit plus que dans le présent, coupé du temps et des
causes. Conditionné dans un ensemble de gestes et de pensées limités à
l'exercice du présent, et non plus liés à la satisfaction d'attentes ou de
nécessités, le bonheur, mélange d'insensibilité et d'animalité, d'insouciance
et d'évitement, de présence et d'absence, se déploie dans un temps impossible à
mesurer, atemporel, arythmique, inarticulé, que chaque instant réduit à
lui-même et ne rattache à aucun autre. Dans ces conditions d'enfoncement dans
la solitude, dans un soi hors de soi, la peine est non seulement indolore, mais
elle ne s'inscrit plus en réponse ou en écho à quoi que ce soit. Elle est sans
objet ni événement, sans continuité ni rupture, sans sujet ni construction,
sans alimentation ni défection ; profondément destructrice, mais sans douleur
ou presque, hors du sens.
In « Le sens de la peine » (Etat de l’idéologie carcérale) 2004
éditions Leo Scheer