Antonin Artaud
J'ai besoin, à côté de
moi, d'une femme simple et équilibrée, et dont l'âme inquiète et trouble ne
fournirait pas sans cesse un aliment à mon désespoir. Ces derniers temps, je
ne te voyais plus sans un sentiment de peur et de malaise. Je sais très bien que
c'est ton amour qui te fabrique tes inquiétudes sur mon compte, mais c'est ton
âme malade et anormale comme la mienne qui exaspère ces inquiétudes et te ruine
le sang. Je ne veux plus vivre auprès de toi dans la crainte.
J'ajouterai à cela que
j'ai besoin d'une femme qui soit uniquement à moi et que je puisse trouver chez
moi à toute heure. Je suis désespéré de solitude. Je ne peux plus rentrer le
soir, dans une chambre, seul, et sans aucune des facilités de la vie à portée
de ma main. Il me faut un intérieur, et il me le faut tout de suite, et une
femme qui s'occupe sans cesse de moi, qui suis incapable de m'occuper de rien,
qui s'occupe de moi pour les plus petites choses. Une artiste comme toi a sa
vie, et ne peut pas faire cela. Tout ce que je te dis est d'un égoïsme féroce,
mais c'est ainsi. Il ne m'est même pas nécessaire que cette femme soit très
jolie, je ne veux pas non plus qu'elle soit d'une intelligence excessive, ni
surtout qu'elle réfléchisse trop. Il me suffit qu'elle soit attachée à moi.
Je pense que tu sauras
apprécier la grande franchise avec laquelle je te parle et que tu me donneras
la preuve d'intelligence suivante : c'est de bien pénétrer que tout ce que je
te dis n'a rien à voir avec la puissante tendresse, l'indéracinable sentiment
d'amour que j'ai et que j'aurai inaliénablement pour toi, mais ce sentiment n'a
rien à voir lui-même avec le courant ordinaire de la vie. Et elle est à vivre,
la vie. Il y a trop de choses qui m'unissent à toi pour que je te demande de
rompre, je te demande seulement de changer nos rapports, de nous faire chacun
une vie différente, mais qui ne nous désunira pas.
In « Le
Pèse-Nerfs »
Photo Océania