Raoul Vaneigem
Pour Chasse-clou
Quelle liberté ?
Le principe inscrit dans
la Constitution américaine selon lequel « la liberté de la presse est l'un des
plus puissants bastions de la liberté et ne peut jamais être restreinte que par
des gouvernements despotiques » mérite d'être considéré aujourd'hui sous un
double éclairage :
a) Il a été et reste une
arme contre toutes les tyrannies.
b) L'exercice d'une telle
liberté s'est trouvé singulièrement dénaturé par les progrès techniques de la
manipulation de masse, de la publicité, de la propagande, de la communication,
de l'information, de la mise en scène du vécu, visant à assujettir au pouvoir
de l'argent et à l'argent du pouvoir une conscience avilie par la peur et une
pensée vouée à l'indigence et à l'autocensure. Seule peut aujourd'hui la
restaurer la lutte pour une société plus humaine.
Le spectacle du monde
auquel nous assistons en spectateurs passifs nous est donné à voir et à
entendre selon une apparente diversité de scénarios, qui servent l'intérêt des
metteurs en scène et de leurs commanditaires plus que les nôtres.
Ce qui est porté à notre
connaissance comporte un apprêt en coulisse : un certain éclairage, une
rhétorique subtile ou grossière, un art d'occulter l'essentiel et de ménager,
par le choc émotionnel, l'insistance pathétique et les effets de répétition,
des territoires d'ombres et de silences où rumeurs et soupçons se confondent.
Le combat contre la
tyrannie, dont se prévaut la liberté de parole et de pensée, est un leurre si
le citoyen n'apprend pas à repérer et à distinguer dans les informations dont
il a les yeux et les oreilles chaque jour encombrés, à quelles conjurations
d'intérêts elles obéissent ou, du moins, comment elles sont ordonnées,
gouvernées, déformées.
Nous ne pouvons ignorer
que, même déversées en vrac, elles nous sont livrées sous emballage médiatique.
Il faut les déballer, les trier ainsi que se déballent et se trient ces
produits de consommation qui ont été parfois, sont souvent et deviendront rapidement
des ordures. Car, le tri opéré, il n'est rien qui, suscitant l'attraction, la
répulsion, l'indifférence, ne soit susceptible d'être détourné, reconverti,
transmuté pour servir au bien individuel et collectif.
La liberté d'expression
sans limite n'est pas un donné mais un apprentissage, que le devoir d'obédience
n'a guère favorisé à ce jour. Il n'y a ni bon ni mauvais usage de la liberté
d'expression, il n'en existe qu'un usage insuffisant.
Le règne des libertés
virtuelles devrait nous rappeler qu'elles servent avant tout de caution à la
tyrannie et de substitut aux séditions qui la voudraient abolir. Jamais le
propos de Manon PhilipponRoland, « liberté, que de crimes l'on commet en ton
nom », n'a autant mérité d'exciter la vigilance, en un temps où les libertés,
indûment accordées au vieux réflexe prédateur, étouffent partout le grand désir
de vivre selon la liberté du désir.
C'est pourquoi, nous
voulons, par souci d'écarter la moindre ambiguïté, accorder toutes les
libertés à l'humain et aucune aux pratiques inhumaines. L'absolue tolérance de
toutes les opinions doit avoir pour fondement l'intolérance absolue de toutes
les barbaries.
Le droit de tout dire, de
tout écrire, de tout penser, de tout voir et entendre découle d'une exigence
préalable, selon laquelle il n'existe ni droit ni liberté de tuer, de
tourmenter, de maltraiter, d'opprimer, de contraindre, d'affamer, d'exploiter.
La prétendue liberté de
prédation est un non-sens qu'il nous appartient d'éradiquer dans l'homme et
dans la société en voie d'humanisation.
In « Rien n’est
sacré, tout peut se dire » 2003