Annie Ernaux (années 80)
Selon notre désir et
celui de l'État relayé par les banques et les plans d'épargne logement, on «
accédait à la propriété ». Ce rêve réalisé, cet accomplissement social, contractait
le temps, rapprochait les couples de la vieillesse : ils vivraient ici ensemble
jusqu'à la mort. Emploi, mariage, enfants, ils étaient allés au bout de
l'itinéraire de reproduction scellé maintenant dans la pierre par des traites
sur vingt ans. Ils s'étourdissaient dans le bricolage et la réfection des
peintures, la pose de tissu mural. Le désir de revenir en arrière les
assaillait brièvement. Ils enviaient les jeunes qui, dans l'approbation
unanime, pratiquaient une « cohabitation juvénile » à laquelle ils n'avaient
pas eu droit. Autour d'eux les divorces pullulaient. Ils avaient essayé les
films érotiques, l'achat de lingerie. À faire l'amour avec le même homme, les
femmes avaient l'impression de redevenir vierges. L'intervalle entre les règles
paraissait se raccourcir. Elles comparaient leur vie à celle des célibataires et
des divorcées, regardaient avec mélancolie une jeune routarde assise par terre
devant la gare avec son sac à dos buvant tranquillement une brique de lait.
Pour tester leur aptitude à vivre sans mari elles allaient au cinéma seules
l'après- midi avec un tremblement intérieur, croyant que tout le monde savait
qu'elles n'étaient pas à leur place.
Elles retournaient dans
le grand marché de la séduction, se découvraient de nouveau exposées aux
aventures du monde dont le mariage et la maternité les avaient éloignées.
Elles voulaient partir en vacances sans mari ni enfants et s'apercevaient que
la perspective de voyager et d'être seule à l'hôtel les remplissait d'angoisse.
Selon les jours, elles oscillaient entre l'envie et la peur de tout quitter, de
redevenir indépendantes. Pour connaître son vrai désir et se donner du courage,
on allait voir Une femme sous influence, Identification d'une femme, on lisait
La Femme gauchère, La Femme fidèle. Avant de se décider à la séparation, il
fallait des mois de nouvelles scènes conjugales et de réconciliations lasses,
de conversations entre amies, d'annonces précautionneuses aux parents sur la
mésentente du ménage, à eux qui avaient prévenu au moment du mariage, le
divorce ça n'existe pas chez nous. Dans le processus de la rupture,
l'inventaire des meubles et des appareils à se partager marquait le point
probable de non-retour. On dressait la liste des objets accumulés en quinze ans
:
tapis 300 F
chaîne hi-fi 10 000
aquarium 1 000
glace du Maroc 200
lit 2 000
fauteuils Emmanuelle 1
000
armoire à pharmacie 50,
etc.
On se les disputait,
entre valeur marchande, « ça ne vaut plus rien », et valeur d'usage, « j'ai
plus besoin que toi de la voiture ». Ce qu'on avait désiré ensemble au début de
l'installation, qu'on avait été satisfaits d'obtenir et qui s'était fondu dans
le décor ou l'utilisation quotidienne, retrouvait son statut initial, oublié,
d'objet avec un prix. Comme la liste des choses à acheter, des casseroles aux
draps de lit, avait établi autrefois l'union dans la durée, celle des choses à
se partager matérialisait maintenant la rupture. Elle tirait un trait sur les
curiosités et les désirs communs, les commandes sur catalogue le soir après
dîner, les hésitations chez Darty devant deux modèles de cuisinières, le voyage
hasardeux sur le toit de la voiture d'un fauteuil acheté dans une brocante un
après-midi d'été. L'inventaire ratifiait le décès du couple. Le pas suivant,
c'était la consultation d'un avocat, la transformation de notre histoire en un
langage juridique, qui purgeait d'un seul coup la rupture de ses éléments passionnels,
la faisait entrer dans la banalité et l'anonymat d'une « dissolution de la
communauté ». On avait envie de fuir et d'en rester là. Mais on pressentait
qu'il était impossible de revenir en arrière, prêtes à entrer dans le
déchirement du divorce, la profération de menaces et d'injures, la mesquinerie,
prêtes à vivre avec deux fois moins d'argent, prêtes à tout pour retrouver le
désir d'un avenir.