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Voyage dans les mots
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11 mai 2008

Annie Ernaux (années 80)

annees80


Selon notre désir et celui de l'État relayé par les banques et les plans d'épargne logement, on « accédait à la pro­priété ». Ce rêve réalisé, cet accomplissement social, con­tractait le temps, rapprochait les couples de la vieillesse : ils vivraient ici ensemble jusqu'à la mort. Emploi, mariage, enfants, ils étaient allés au bout de l'itinéraire de repro­duction scellé maintenant dans la pierre par des traites sur vingt ans. Ils s'étourdissaient dans le bricolage et la réfection des peintures, la pose de tissu mural. Le désir de revenir en arrière les assaillait brièvement. Ils en­viaient les jeunes qui, dans l'approbation unanime, pra­tiquaient une « cohabitation juvénile » à laquelle ils n'avaient pas eu droit. Autour d'eux les divorces pullu­laient. Ils avaient essayé les films érotiques, l'achat de lingerie. À faire l'amour avec le même homme, les femmes avaient l'impression de redevenir vierges. L'intervalle entre les règles paraissait se raccourcir. Elles compa­raient leur vie à celle des célibataires et des divorcées, regardaient avec mélancolie une jeune routarde assise par terre devant la gare avec son sac à dos buvant tran­quillement une brique de lait. Pour tester leur aptitude à vivre sans mari elles allaient au cinéma seules l'après- midi avec un tremblement intérieur, croyant que tout le monde savait qu'elles n'étaient pas à leur place.

Elles retournaient dans le grand marché de la séduc­tion, se découvraient de nouveau exposées aux aventures du monde dont le mariage et la maternité les avaient éloi­gnées. Elles voulaient partir en vacances sans mari ni enfants et s'apercevaient que la perspective de voyager et d'être seule à l'hôtel les remplissait d'angoisse. Selon les jours, elles oscillaient entre l'envie et la peur de tout quitter, de redevenir indépendantes. Pour connaître son vrai désir et se donner du courage, on allait voir Une femme sous influence, Identification d'une femme, on lisait La Femme gauchère, La Femme fidèle. Avant de se décider à la séparation, il fallait des mois de nouvelles scènes conjugales et de réconciliations lasses, de conversations entre amies, d'annonces précautionneuses aux parents sur la mésentente du ménage, à eux qui avaient prévenu au moment du mariage, le divorce ça n'existe pas chez nous. Dans le processus de la rupture, l'inventaire des meubles et des appareils à se partager marquait le point probable de non-retour. On dressait la liste des objets accumulés en quinze ans :

tapis 300 F
chaîne hi-fi 10 000
aquarium 1 000
glace du Maroc 200
lit 2 000
fauteuils Emmanuelle 1 000
armoire à pharmacie 50, etc.

On se les disputait, entre valeur marchande, « ça ne vaut plus rien », et valeur d'usage, « j'ai plus besoin que toi de la voiture ». Ce qu'on avait désiré ensemble au début de l'installation, qu'on avait été satisfaits d'obtenir et qui s'était fondu dans le décor ou l'utilisation quotidienne, retrouvait son statut initial, oublié, d'objet avec un prix. Comme la liste des choses à acheter, des casseroles aux draps de lit, avait établi autrefois l'union dans la durée, celle des choses à se partager matérialisait maintenant la rupture. Elle tirait un trait sur les curiosités et les désirs communs, les commandes sur catalogue le soir après dîner, les hésitations chez Darty devant deux modèles de cuisinières, le voyage hasardeux sur le toit de la voiture d'un fauteuil acheté dans une brocante un après-midi d'été. L'inventaire ratifiait le décès du couple. Le pas suivant, c'était la consultation d'un avocat, la transfor­mation de notre histoire en un langage juridique, qui purgeait d'un seul coup la rupture de ses éléments pas­sionnels, la faisait entrer dans la banalité et l'anonymat d'une « dissolution de la communauté ». On avait envie de fuir et d'en rester là. Mais on pressentait qu'il était impossible de revenir en arrière, prêtes à entrer dans le déchirement du divorce, la profération de menaces et d'injures, la mesquinerie, prêtes à vivre avec deux fois moins d'argent, prêtes à tout pour retrouver le désir d'un avenir.

In « Les années » Gallimard 2008

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Commentaires
P
Je viens de terminer ce livre d'Annie Ernaux qui m'a provoqué un peu les mêmes belles émotions que " Une vie française " de Jean Paul Dubois, l'humour en moins, mais j'ai bien aimé. Son évocation du bombardement de ma ville du Havre en Septembre 1944 m'a incité à publier cet extrait sur mon blog " littérofilosoficopoéticohumorist ".<br /> Un peu comme vous je publie les extraits qui m'ont interpellé lors de mes lectures. je découvre aujourd'hui votre blog par hasard et grand plaisir. je sens que je vais me régaler à sa lecture et pour d'un simple clic le consulter aisément je l'ajoute sans tarder dans ma liste de blogs préférés.<br /> Bien amicalement.<br /> Thierry<br /> http://percantoch.blog.mongenie.com
L
Je rentre de Bx où j'ai flâné cet après-midi chez Tropismes. Dès mon entrée dans cette caverne, mon regard a été attiré par un livre, celui d'Annie Ernaux. Je vous raconte cela car c'est grâce aux textes que vous nous avez communiqués que je l'ai découvert. Je l'ai donc acheté et ... commencé pour mon plus grand plaisir et pour son parfum de nostalgie d'un passé récent et re/connu. Cordialement.
T
Cette note évoque immanquablement la chanson de Boris Vian: "La complainte du progrès"<br /> <br /> "Autrefois pour faire sa cour<br /> On parlait d'amour<br /> Pour mieux prouver son ardeur<br /> On offrait son coeur<br /> Maintenant c'est plus pareil<br /> ça change ça change<br /> Pour chérir le bel ange<br /> On lui glisse à l'oreille<br /> Ah! dudule vient m'embrasser et je te donnerais<br /> Un frigidaire, un robot mixer etc......."
Z
Je ne sais trop si c'est le fait d'entendre tant parler dans la presse de Mai 1968, mais beaucoup de souvenirs remontent ces jours-ci. Nous avons causé des heures avec ma maman de la fracture formidable qu'il y a eu entre les années soixante et soixante-dix. Dans le texte précédent une petite phrase m'a frappé fort: "on pouvait toucher la marchandise AVANT d'acheter". Comme c'est vrai. Dans chaque échoppe on était servi, on ne touchait à rien. Cela parait anodin, c'est énorme.
D
L'idée du feuilleton est intéressante : mais Oceania pourrait y ajouter, ou substituer, ses propres souvenirs, peut-être plus poétiques, sinon c'est la version intégrale du livre qui s'annonce ?<br /> <br /> C'est vrai, ça évitera toujours de le prendre en librairie, en ces temps de "pouvoir d'achat" riquiqui.
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