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Voyage dans les mots
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3 mai 2008

Jean Clair *

gnomon_humain___Leeloo_zyeuter


Dévisager

Quel privilège s'attache à ceux qui nous sont proches pour sembler vieillir moins vite que les autres ? Arrêté par un détail, il m'arrive de dévi­sager quelqu'un. La personne est âgée, les traits fatigués, les lèvres flétries, avec des rides autour des yeux, et je tente de donner un âge à l'inconnue : soixante ans, plus ? Et puis l'évidence me poigne : cet âge, c'est celui de A. ou de X., qui me sont si connus et que je crois si jeunes. Se peut-il qu'au regard d'un étranger, ils apparaîtraient ainsi, et que je ne les aie pas vus vieillir ? Je le soupçonne et ne veux l'accepter. Ils ont cet âge et sans doute accusent-ils, comme on dit, cet âge. Pourtant, ils me semblent plus vifs, plus lisses, plus lumineux, comme si le souvenir que je garde d'eux était tou­jours celui du premier moment où je les ai connus. Leur visage de jadis s'est revêtu d'un voile protec­teur, d'une crème régénératrice, d'une huile de jouvence qui les aura gardés pareils.

Au lieu de les dévisager et d'en décomposer les traits - comme on dit qu'un visage se décompose sous le coup d'une émotion, ou qu'il perd conte­nance - mon regard s'est déposé sur eux pour les recomposer, les retenir sous lui, comme un fard sur les portraits peints du Fayoum qui gardent l'appa­rence d'un temps depuis longtemps passé, ou comme une mince feuille d'or pareille à celle de ces masques qu'à Mycènes on posait sur la tête du défunt.

Ce masque d'or qu'est l'amour pour l'autre rachète la haine de soi qu'incarne si bien le masque d'or immuable de Dorian Gray, recouvrant l'hor­reur du néant.

In, "Journal atrabilaire", Gallimard 2006
Photo Leeloo (zyeuter)


* Conservateur des musées de France, d'abord au Centre Pompidou puis directeur du musée Picasso, Jean Clair a aussi exercé son activité dans de grands musées nord-américains et dirigé le centenaire de la Biennale de Venise. Auteur d'expositions internationales, comme Vienne, 1880-1938 ou récemment Mélancolie, il est l'auteur d'essais sur l'art et l'esthétique, traduits dans plusieurs langues.

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Commentaires
T
C'est exactement la réflexion que je me faisais à propos de mes parents, si vieux, mais hors d'âge regardés par un fils.
"
« Premier Homme : Comme c’est agréable. Si on pouvait rester assis toute la vie, jusqu’à la fin des temps, pour l’éternité, on n’en demanderait pas plus.<br /> L’Infirmière : Les chaises ne sont pas éternelles.<br /> Le Consul : On n’a pas encore inventé la chaise éternelle, comme on n’a pas inventé le perpetuum mobile. Pour vos papiers, il faudra qu’on se dépêche. Avez-vous deux photos ?<br /> Premier Homme : Non.<br /> L’Infirmière : On ne leur donne déjà plus que de fausses photos.<br /> Premier Homme : Mais si vous voulez, regardez-moi bien, imprimez, tâchez d’imprimer mes traits dans votre mémoire.<br /> Le Consul : Nous allons essayer. C’est difficile.<br /> L’Infirmière : Avec des lunettes. »<br /> …..L’Homme aux Valises…Eugène Ionesco.
L
Ce texte m'a émue parce que je m'y suis reconnue (n'est-ce pas souvent comme ça que cela se passe?). Une lecture qui interpelle n'interpelle en fait que quelque chose de caché en nous ou nous confirme ou déstabilise nos certitudes...
D
Assez réactionnaire quand même (voir son approche du surréalisme et d'André Breton), Jean Clair est un esprit néanmoins indépendant qui s'est élevé notamment contre la politique "muséale" de l'actuelle ministre de la Culture, future Joconde bis des réserves du Louvre.
F
Oui,..."toujours celui du premier moment où je les ai connus", c'est bien cela le plus merveilleux !<br /> Jean Clair,l'homme m'interesse car, entre temps, après avoir lu votre "billet du jour", j'ai fouillé la toile. Et je me réjouis par avance de tout ce que je vais apprendre.<br /> Bonsoir.<br /> Frederique
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