Hervé Guibert
Le fait que le clavier de
la machine à écrire ait été recouvert (pour protéger ses touches de la
poussière) et que je n'aie pas pris la peine de le découvrir depuis mon retour
me barre un peu l'exercice de l'écriture, lui enlève une issue : le passage à la
frappe, qui est déjà une manière d'accélération, de détachement, de don.
Je n'ai devant moi, dans le champ de ma vue, sur la table, que la feuille
blanche et le cahier et juste après je bute à ce boîtier noir qui me cache un
peu de mon plaisir, et qui semble résister, comme s'il était devenu de pierre
pendant mon absence, comme si la poussière en était venue à bout et l'avait
fossilisé, cette vision ouverte des touches en attente aspire déjà un peu à
l'écriture, la stimule, lui promet des solutions d'évacuation, de détente.
Il en serait ainsi du blocage des livres (trois ou quatre manuscrits en
attente, refusés : Le récit de la mesquinerie, Vice, Les aventures
singulières et maintenant L'image fantôme) comme du boîtier de la machine à
écrire fermé : il bloque en même temps l'écriture, il lui enlève de sa
confiance (l'écriture devrait toujours avoir un peu d'arrogance), et si un de
ces livres bloqués venait à être aspiré dans les conduits de la publication,
cela provoquerait comme un dégorgement d'évier, et l'écriture, j'imagine,
pourrait de nouveau débouler, ruer, couler, se donner des plaisirs de
fabrication.
Il est heureux que j'aie la possibilité d'une évacuation quotidienne, par le
journal, d'une écriture, même mineure, même déviée ou recouverte, sans elle je
serais désespéré, peut-être déjà mort.
Photo Hervé Guibert