Marie Didier
Depuis de longues années,
ce désir à peu près quotidien, tour à tour hésitant, encombré de lui- même,
retenu, vivace, ce désir est là :
désir de dire pour voir :
voir le mouvement du dedans, silencieux,
caché, qui va se prendre avec celui de leur histoire, de leurs mots, de leurs
regards.
Dans ce cabinet de
banlieue, dans cette salle d'hôpital, dans le bidonville... la parole viendra.
Je l'écouterai sans l'entendre.
Et tout d'un coup elle sera entendue.
Et ce sera n'importe quand :
quand, le fauteuil repoussé, l'ordonnance
rédigée et signée, la feuille de maladie tamponnée, je raccompagnerai, un peu
lasse, déjà ailleurs, la malade à la porte.
Quand, vite, pendant qu'elle jette son
blue-jean, cette fille si fraîche se mettra à parler comme si elle m'avait
toujours connue.
Quand, le corps enfin caché, libérant ainsi
la parole, cette vieille femme essoufflée agrafera pesamment la gaine sur son
obésité flétrie.
La voix, le débit, le regard, la peau, les
bijoux, les souliers, les dessous, les odeurs, les parfums, dans le silence de
la pièce, parleront autant que les mots.
En face, à côté, le contrepoint d'un visage,
d'un regard, d'un corps : les miens, habités par le trafic intérieur, sans
cesse bousculés, angoissés, irrités, humiliés, émerveillés par ce qui est donné
à voir.
Dire ces croisements éphémères, non pour
paraphraser les bribes d'un passé après tout ordinaire, mais pour les
préciser,
pour tailler plus pointue une attention qui
s'émousse,
pour travailler au maintien d'une vigilance
en faillite,
pour apprendre à regarder un courage, une
démission, une petitesse, une joie qui furent déposés ici et qui sont aussi
les miens,
pour comprendre comment j'avance dans mon
bric-à-brac à travers celui des autres, en l'ignorant, en m'en nourrissant,
pour trouver le geste exact avec eux aussi bien qu'avec moi-même.
Il faudra faire avec.
L'absence de formation analytique laissera à
l'état d'ébauche, de friche contestable, le travail commencé, fera commettre
des erreurs, tout en maintenant dans l'anarchie et pourtant la précision,
l'élan qui sera là, que je le veuille ou non, pour traquer chez eux, chez moi,
la lucarne, l'échappatoire, donnant la lueur, l'éclat bref de la vie, de la
vraie vie.
In, « Contre-visite » 1988