Yannick Haenel ( La force du désir est pudique)
Oui, la Dame à la
licorne est une proposition de beauté. Une beauté claire, avec le grand
front des madones de Memling, le menton rond d'un Botticelli, une blondeur
heureuse et décidée qui sort du Moyen Âge, qui s'en échappe pour toujours car
elle ne lui a jamais appartenu, sauf dans les clichés impatients, dans
l'aveuglement publicitaire. Ce n'est pas la beauté pâle de l'attente, celle du
languissement de fiançailles qui ne viendront pas, ni la beauté courtoise d'une
virginité qui ne sait que faire d'elle- même, celle, comme dans les romans de
chevalerie, qui dissimule son embarras d'objet intouchable sous la splendeur
distante du code.
La beauté ne date pas.
Des gestes peuvent dater, des expressions peuvent dater, des vêtements datent,
une atmosphère date. Pas la beauté. La Darne à la licorne ne représente
rien. Elle n'est l'image de rien, sinon du désir, et d'une solitude qui est
source d'elle- même.
On dit que le désir meurt
de se satisfaire.
C'est le contraire.
Le désir s'élargit à mesure de sa jouissance.
Il s'ouvre, de mieux en
mieux, à ce qui s'ouvre en lui. C'est pourquoi le désir blasonné dans les
tapisseries de la Darne à la licorne est tellement serein. Le désir est
une réussite du corps. Il lui offre le langage de sa propre fièvre, mais c'est
une fièvre heureuse.
Regardez le visage des dames : c'est un ruissellement de pudeur. La grande
force du désir est pudique. La pudeur est sa plus belle intensité, celle qui
conserve la violence du désir et en relance la force.
Comment désirez-vous ?
De quoi avez-vous besoin pour désirer - pour rejoindre votre désir ?
D'une préparation mélodique ? d'une bonne nuit de sommeil ? d'un ciel bleu et
dégagé ?
d'un hasard fructueux ? d'une conversation dense et fraîche ? d'un corps qui
s'offre ?
d'un corps qui se dérobe ? d'une lueur dans un rideau ?
d'une goutte de sang qui perle ? d'une odeur d'aubépine ?
Une solitude est faite de
rencontres.
Il y a celle qui rencontre la musique, celle qui rencontre les oiseaux, celle
qui rencontre les fleurs. Cette rencontre donne corps à la dame. Et, la
dernière tapisserie le dit, la dame rejoint ainsi son propre trésor, qui
s'appelle le désir.
In, « A mon seul désir » éditions Argol 2005
"L'odorat" détail
"Dame à la licorne" détail