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Voyage dans les mots
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16 mars 2008

Albert Camus

100_0189


Rieux montait déjà l'escalier. Le grand ciel froid scintillait au-dessus des maisons et, près des col­lines, les étoiles durcissaient comme des silex. Cette nuit n'était pas si différente de celle où Tarrou et lui étaient venus sur cette terrasse pour oublier la peste. La mer était plus bruyante qu'alors, au pied des falaises. L'air était immobile et léger, délesté des souffles salés qu'apportait le vent tiède de l'automne. La rumeur de la ville, cependant, battait toujours le pied des terrasses avec un bruit de vagues.
Mais cette nuit était celle de la délivrance, et non de la révolte. Au loin, un noir rougeoiement indiquait l'emplacement des boulevards et des places illumi­nés. Dans la nuit maintenant libérée, le désir deve­nait sans entraves et c'était son grondement qui par­venait jusqu'à Rieux.

Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissances officielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation. Cottard, Tarrou, ceux et celle que Rieux avait aimés et perdus, tous, morts ou coupables, étaient oubliés. Le vieux avait raison les hommes étaient toujours les mêmes. Mais c'était leur force et leur innocence et c'est ici que, par-­dessus toute douleur, Rieux sentait qu'il les rejoi­gnait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu'au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multi­colores s'élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s'achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire sim­plement ce qu'on apprend au milieu des fléaux, qu'il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu'il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, mal­gré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d'admettre les fléaux, s'efforcent cependant d'être des médecins.

Écoutant, en effet, les cris d'allégresse qui mon­taient de la ville, Rieux se souvenait que cette allé­gresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne dispa­raît jamais, qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut- être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'ensei­gnement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.

In, « La peste »

Tombe d’Albert Camus à Lourmarin

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Commentaires
T
J'ai lu son roman posthume "Le premier homme" dont le manuscrit a été trouvé dans sa serviette après sa mort. Un des plus beau roman autobiographique que j'ai jamais lu. quelques temps après je me suis rendu là, sur la photo, dans ce petit cimetière du Lubéron. La sépulture et celle de sa compagne disparaissent sous la lavande, c'est un si bel endroit paisible et si loin du temps.
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