Francis Ponge (Le galet)
[...]
...Si maintenant je veux avec plus d'attention examiner l'un
des types particuliers de la pierre, la perfection de sa forme, le fait que je
peux le saisir et le retourner dans ma main, me font choisir le galet.
Aussi bien, le galet est-il exactement la pierre à l’époque
où commence pour elle l'âge de la personne, de l'individu, c'est-à-dire de la
parole.
Comparé au banc rocheux d'où il dérive directement, il est
la pierre déjà fragmentée et polie en un très grand nombre d'individus presque
semblables. Comparé au plus petit gravier, l'on peut dire que par l’endroit où
on le trouve, parce que l'homme aussi n'a pas coutume d'en faire un usage
pratique, il est la pierre encore sauvage, ou du moins pas domestique.
Encore quelques jours sans signification dans aucun ordre
pratique du monde, profitons de ses vertus.
*
Apporté un jour par l'une des innombrables charrettes du
flot, qui depuis lors, semble-t-il, ne déchargent plus que pour les oreilles
leur vaine cargaison, chaque galet repose sur l'amoncellement des formes de son
antique état, et des formes de son futur.
Non loin des lieux où une couche de terre végétale recouvre
encore ses énormes aïeux, au bas du banc rocheux où s'opère l'acte d'amour de
ses parents immédiats, il a son siège au sol formé du grain des mêmes, où le
flot terrassier le recherche et le perd.
Mais ces lieux où la mer ordinairement le relègue sont les
plus impropres à toute homologation. Ses populations y gisent au su de la
seule étendue. Chacun s'y croit perdu parce qu'il n'a pas de nombre, et qu'il
ne voit que des forces aveugles pour tenir compte de lui.
Et en effet, partout où de tels troupeaux reposent, ils
couvrent pratiquement tout le sol, et leur dos forme un parterre incommode à la
pose du pied comme à celle de l'esprit.
Pas d'oiseaux. Des brins d'herbe parfois sortent entre eux.
Des lézards les parcourent, les contournent sang façon. Des sauterelles par
bonds s'y mesurent plutôt entre elles qu'elles ne les mesurent. Des hommes parfois
jettent distraitement au loin l'un des leurs.
Mais ces objets du dernier peu, perdus sans ordre au milieu
d'une solitude violée par les herbes sèches, les varechs, les vieux bouchons et
toutes sortes de débris des provisions humaines, - imperturbables parmi les
remous les plus forts de l'atmosphère, - assistent muets au spectacle de ces
forces qui courent en aveugles à leur essoufflement par la chasse de tout hors
de toute raison.
Pourtant attachés nulle part, ils restent à leur place
quelconque sur l'étendue. Le vent le plus fort pour déraciner un arbre ou
démolir un édifice, ne peut déplacer un galet. Mais comme il fait voler la
poussière alentour, c'est ainsi que parfois les furets de l'ouragan déterrent
quelqu'une de ces bornes du hasard à leurs places quelconques depuis des
siècles sous la couche opaque et temporelle du sable.
*
Mais au contraire l'eau, qui rend glissant et communique sa
qualité de fluide à tout ce qu'elle peut entièrement enrober, arrive parfois à
séduire ces formes et à les entraîner. Car le galet se souvient qu'il naquit
par l'effort de ce monstre informe sur le monstre également informe de la
pierre. Et comme sa personne encore ne peut être achevée qu'à plusieurs
reprises par l'application du liquide, elle lui reste à jamais par définition
docile.
Terne au sol, comme le jour est terne par rapport à la nuit,
à l'instant même où l’onde le reprend elle lui donne à luire. Et quoiqu'elle
n'agisse pas en profondeur, et ne pénètre qu'à peine le très fin et très serré
agglomérat, la très mince quoique très active adhérence du liquide provoque à
sa surface une modification sensible. Il semble qu'elle la repolisse, et panse
ainsi elle-même les blessures faites par leurs précédentes amours. Alors, pour
un moment, l'extérieur du galet ressemble à son intérieur : il a sur tout le
corps l’oeil de la jeunesse.
Cependant sa forme à la perfection supporte les deux
milieux. Elle reste imperturbable dans le désordre des mers. Il en sort
seulement plus petit, mais entier, et, si l'on veut aussi grand, puisque ses
proportions ne dépendent aucunement de son volume.
Sorti du liquide il sèche aussitôt. C'est-à-dire que malgré
les monstrueux efforts auxquels il a été soumis, la trace liquide ne peut
demeurer à sa surface: il la dissipe sans aucun effort.
Enfin, de jour en jour plus petit mais toujours sûr de sa
forme, aveugle, solide et sec dans sa profondeur, son caractère est donc de ne
pas se laisser confondre mais plutôt réduire par les eaux. Aussi, lorsque
vaincu il est enfin du sable, l'eau n'y pénètre pas exactement comme à la
poussière. Gardant alors toutes les traces, sauf justement celles du liquide,
qui se borne à pouvoir effacer sur lui celles qu'y font les autres, il laisse
à travers lui passer toute la mer, qui se perd en sa profondeur sans pouvoir en
aucune façon faire avec lui de la boue.
*
Je n'en dirai pas plus, car cette idée d'une disparition de
signes me donne à réfléchir sur les défauts d'un style qui appuie trop sur les
mots.
Trop heureux seulement d'avoir pour ces débuts su choisir le galet: car un homme d'esprit ne pourra que sourire, mais sans doute il sera touché, quand mes critiques diront: « Ayant entrepris d'écrire une description de la pierre, il s'empêtra.. »
In, « Le parti-pris des choses »
Photo « un galet à Tahiti », teanuanua (flickr)