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Voyage dans les mots
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20 février 2008

Francis Ponge (Le galet)

galet___Tahiti___teanuanua__flickr_

[...]

...Si maintenant je veux avec plus d'attention exa­miner l'un des types particuliers de la pierre, la per­fection de sa forme, le fait que je peux le saisir et le retourner dans ma main, me font choisir le galet.

Aussi bien, le galet est-il exactement la pierre à l’époque où commence pour elle l'âge de la personne, de l'individu, c'est-à-dire de la parole.

Comparé au banc rocheux d'où il dérive directement, il est la pierre déjà fragmentée et polie en un très grand nombre d'individus presque semblables. Comparé au plus petit gravier, l'on peut dire que par l’endroit où on le trouve, parce que l'homme aussi n'a pas coutume d'en faire un usage pratique, il est la pierre encore sauvage, ou du moins pas domestique.

Encore quelques jours sans signification dans aucun ordre pratique du monde, profitons de ses vertus.

*

Apporté un jour par l'une des innombrables char­rettes du flot, qui depuis lors, semble-t-il, ne déchargent plus que pour les oreilles leur vaine cargaison, chaque galet repose sur l'amoncellement des formes de son antique état, et des formes de son futur.

Non loin des lieux où une couche de terre végétale recouvre encore ses énormes aïeux, au bas du banc rocheux où s'opère l'acte d'amour de ses parents immé­diats, il a son siège au sol formé du grain des mêmes, où le flot terrassier le recherche et le perd.

Mais ces lieux où la mer ordinairement le relègue sont les plus impropres à toute homologation. Ses popu­lations y gisent au su de la seule étendue. Chacun s'y croit perdu parce qu'il n'a pas de nombre, et qu'il ne voit que des forces aveugles pour tenir compte de lui.

Et en effet, partout où de tels troupeaux reposent, ils couvrent pratiquement tout le sol, et leur dos forme un parterre incommode à la pose du pied comme à celle de l'esprit.

Pas d'oiseaux. Des brins d'herbe parfois sortent entre eux. Des lézards les parcourent, les contournent sang façon. Des sauterelles par bonds s'y mesurent plutôt entre elles qu'elles ne les mesurent. Des hommes par­fois jettent distraitement au loin l'un des leurs.

Mais ces objets du dernier peu, perdus sans ordre au milieu d'une solitude violée par les herbes sèches, les varechs, les vieux bouchons et toutes sortes de débris des provisions humaines, - imperturbables parmi les remous les plus forts de l'atmosphère, - assistent muets au spectacle de ces forces qui courent en aveugles à leur essoufflement par la chasse de tout hors de toute raison.

Pourtant attachés nulle part, ils restent à leur place quelconque sur l'étendue. Le vent le plus fort pour déraciner un arbre ou démolir un édifice, ne peut dépla­cer un galet. Mais comme il fait voler la poussière alen­tour, c'est ainsi que parfois les furets de l'ouragan déterrent quelqu'une de ces bornes du hasard à leurs places quelconques depuis des siècles sous la couche opaque et temporelle du sable.

*

Mais au contraire l'eau, qui rend glissant et commu­nique sa qualité de fluide à tout ce qu'elle peut entiè­rement enrober, arrive parfois à séduire ces formes et à les entraîner. Car le galet se souvient qu'il naquit par l'effort de ce monstre informe sur le monstre égale­ment informe de la pierre. Et comme sa personne encore ne peut être achevée qu'à plusieurs reprises par l'ap­plication du liquide, elle lui reste à jamais par défini­tion docile.

Terne au sol, comme le jour est terne par rapport à la nuit, à l'instant même où l’onde le reprend elle lui donne à luire. Et quoiqu'elle n'agisse pas en profon­deur, et ne pénètre qu'à peine le très fin et très serré agglomérat, la très mince quoique très active adhé­rence du liquide provoque à sa surface une modifica­tion sensible. Il semble qu'elle la repolisse, et panse ainsi elle-même les blessures faites par leurs précédentes amours. Alors, pour un moment, l'extérieur du galet ressemble à son intérieur : il a sur tout le corps l’oeil de la jeunesse.

Cependant sa forme à la perfection supporte les deux milieux. Elle reste imperturbable dans le désordre des mers. Il en sort seulement plus petit, mais entier, et, si l'on veut aussi grand, puisque ses proportions ne dépendent aucunement de son volume.

Sorti du liquide il sèche aussitôt. C'est-à-dire que malgré les monstrueux efforts auxquels il a été soumis, la trace liquide ne peut demeurer à sa surface: il la dissipe sans aucun effort.

Enfin, de jour en jour plus petit mais toujours sûr de sa forme, aveugle, solide et sec dans sa profondeur, son caractère est donc de ne pas se laisser confondre mais plutôt réduire par les eaux. Aussi, lorsque vaincu il est enfin du sable, l'eau n'y pénètre pas exactement comme à la poussière. Gardant alors toutes les traces, sauf justement celles du liquide, qui se borne à pou­voir effacer sur lui celles qu'y font les autres, il laisse à travers lui passer toute la mer, qui se perd en sa profondeur sans pouvoir en aucune façon faire avec lui de la boue.

*

Je n'en dirai pas plus, car cette idée d'une dispari­tion de signes me donne à réfléchir sur les défauts d'un style qui appuie trop sur les mots.

Trop heureux seulement d'avoir pour ces débuts su choisir le galet: car un homme d'esprit ne pourra que sourire, mais sans doute il sera touché, quand mes critiques diront: « Ayant entrepris d'écrire une des­cription de la pierre, il s'empêtra.. »

 (1942)

In, « Le parti-pris des choses »
Photo « un galet à Tahiti », teanuanua (flickr)
 

 

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Commentaires
Z
Fabuleux. Quand je me sentirai à nouveau galet submergé par la marée, je songerai à ce texte de Francis Ponge, et je sourirai.<br /> <br /> Je t'embrasse, Ziza
D
Les grains de blé sont les galets du moulin, Francis Ponge avait l'art sans pareil de mettre sur le papier les objets qu'il observait de son oeil tendre et narquois, amoureux de l'essence de ces êtres de différentes matières qui nous entourent et dureront pour certains infiniment.<br /> <br /> Il est toujours agréable de relire ce poète au détour d'un clic de micro-ordinateur : les touches sont des carrés mathématiques où les doigts s'enfoncent pour rebondir, l'écran est une lucarne sans barreau où manque le ciel qui vient de s'éclipser.
C
J'avais 18 ans. Je n'aimais pas la poésie moderne. Cette année-là, j'ai découvert Ponge et Le Parti-pris des choses. Aujourd'hui, je me souviens encore de L'Orange. Pourquoi?
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