Erri De Luca (Une druse)
Une druse
Dans bien des maisons du
monde on s'emploie à réparer les dégâts causés par les drogues. L'une d'elles
est à Medjugorie en Herzégovine, à quelques kilomètres des coups de canon de
Mostar, non loin des lieux où la Madone apparaît à ses voyants. Les travaux de
cette communauté sont semblables à ceux des autres centres : construction pour
accroître la capacité d'accueil, une menuiserie, un potager, un élevage. Dans
cette maison au coeur des montagnes ils ont choisi une maçonnerie difficile.
Ils récupèrent des pierres en déblayant le sol et les montent ensuite pour
recouvrir leurs demeures. Les roches d'Herzégovine sont en calcaire dur à
extraire, à tailler, mais il paie de retour : il a des teintes orange aux
coulures cuivrées et des incrustations de grumeaux très blancs. Les maisons
ainsi revêtues ont une forme de carapace de tortue. Celle de Medjugorie
s'appelle : Le Cénacle.
Sous ses toits se trouve une petite chapelle, à peine plus grande qu'une
chambre, car les jeunes, les hommes qui recommencent leur vie à zéro, prient.
Ça n'est pas obligatoire et au début, raconte-t-on, le nouveau venu, gêné, se
tient à l'écart du rite. Mais ensuite, un peu à cause du rythme de la vie
commune, un peu pour ne pas rester seul dans ces trois temps de la journée, il
s'y met : en indifférent, en apprenti, enfin en participant. Au cours de ces
étapes sommaires chacun d'eux a dû inventer la voix qui lui est propre pour
porter à ses lèvres ces mots anciens usés par la pratique. Chacun s'est raclé
la gorge, a craché et toussé, avant de les prononcer en se les appropriant :
chacun a été père fondateur d'une religion. Certains sont bien jeunes, pas tous
italiens, parfois croates.
J'assiste à leur office
le soir après le travail de la journée, huit heures de chantier. Ils tiennent
leur livre dans leurs mains abîmées par le froid, gonflées, où la chaux s'est
infiltrée sous les ongles. Dans nos villes bien nettoyées par l'aisance et le
chômage de telles mains se font rares. Je pense qu'il doit exister un accord
secret du corps selon lequel les blessures de l'intérieur se cicatrisent en
échange des griffures, des égratignures sur l'écorce extérieure. Le dos saigne,
la paume des mains est endolorie, mais elles guérissent au-dedans. En fin de
journée, ils ont des yeux qui semblent lavés de frais, des voix basses. Ce sont
des visages dont toute la malice a été grattée, mais pour ça l'eau ne se tire
pas du puits : elle sort, salée, des pores de la peau, elle sort des glandes
des yeux.
La chambre de prière est recouverte à l'intérieur de pierre rugueuse,
décortiquée, dégrossie au ciseau : elle enveloppe leurs voix, leur donne un
timbre minéral, les renforce et quand le choeur se met à l'unisson, moi qui
suis dans un coin, les yeux baissés, je me mets à frissonner. Ici se produit
une parcelle du sacré du monde qui a eu besoin, pour se manifester, de
traverser toutes les infamies Chacun là-dedans a été un exilé, chacun gratte la
gale de son coeur avec le tesson de Job. Dans la chambre de prière se forme un
son commun qui n'appartient plus à personne. C'est une voix d'os qui vibrent,
c'est la partie chimique de la vie qui réagit à une pression formant, dans une
gorge de pierre, des cristaux.
J'avais un caillou fendu dont la cavité était pleine de cristaux, j'avais une
druse de quartz quand j'étais petit : je la regardais longuement, je
l'appuyais contre mon oreille comme un coquillage. Après tant d'années, moi je
suis dans cette druse : la chambre de leurs voix est cette grotte de cristaux,
faits du sel rougi de ces mots antiques.
Ils ont coupé le monde
extérieur. Ils apprennent à oublier leurs désirs d'autrefois, même l'amour des
filles. Ils ont vingt, trente ans, ils sont robustes, joyeux. Certains ont le
Sida, ils le disent simplement. Ils se remettent au monde avec des abstinences,
ils ne touchent pas aux boissons alcoolisées, ne fument pas. Ils resteront
trois ans : la convalescence intérieure est longue, mais de cette communauté
sort le taux le plus haut de reconstruits. « Au bout d'un certain temps ils
cessent de regarder toujours vers le bas, entre leurs pieds, et commencent à
lever les yeux vers les collines alentour. » Lui, c'est Stefano, venu faire un
an de service civil dans la communauté et qui n'est plus jamais reparti.
De cet endroit, on voit
bien la butte des apparitions : il y a toujours quelqu'un qui monte, même la
nuit avec une torche. Maintenant il y a de la neige et le chant d'une
procession arrive tout droit comme dans le cornet d'un mégaphone. L'été, la
plaine devient une steppe brûlée : c'est une terre slave, on ne dirait pas qu'à
quelques dizaines de milles se trouve notre Méditerranée.
D'ici, les canons du front de Mostar
résonnent comme des tambours. Les coups de la cloche qui appelle pour le dîner
retentissent plus fort qu'eux.
In,
« Rez-de-chaussée »
Photo J.C Fernandez