Antonio Lobo Antunes
Ne meurs pas
maintenant on nous regarde
Antero.
Antero. Antero. Ne t'endors pas ici sur l'esplanade Antero, garde les yeux
ouverts, ne glisse pas de ta chaise, admire les jolis bateaux sur le Tage,
regarde les mouettes, tu as toujours tellement aimé les mouettes Antero, bois
donc ta bière avant qu'elle ne soit tiède, tiens-toi droit, ne fais donc pas
cette tête, si tu ne voulais pas venir te promener à Algés pourquoi ne pas
m'avoir dit ce matin, pourquoi ne pas t'être tourné vers moi
—
Je sais que c'est dimanche mais je n'ai pas envie d'aller à Algés
et
on n'en parlait plus, nous serions restés à regarder pousser la plante du
salon comme tous les jours depuis que nous sommes à la retraite, jamais je ne
discute avec toi n'est-ce pas, jamais je ne proteste, tu as acheté cet horrible
canapé et je n'ai pas bronché, tu as retiré de la commode la photo de ma soeur
et je n'ai pas dit un mot, je ne comprends pas ce que tu avais contre ma soeur,
à chaque fois qu'elle nous rendait visite tu te mettais à serrer les dents, à
souffler, à tripoter les bibelots, ne penche pas ta tête en avant tu vas
renverser ta bière, ne mets pas ton coude dans cette coupelle de lupins, ne te
fiche pas de moi Antero, tu as toujours été quelqu'un de sérieux, ça fait des
lustres que je ne t'ai pas entendu rire, alors ne commence pas à faire le clown
devant tout ce monde, c'est ridicule Antero, nettoie plutôt ce filet de bave à
ton menton, ne- crache pas ton dentier voyons, ne me force pas à te le remettre
dans la bouche, des dents d'une régularité sans pareille, toutes blanches,
lorsque tu les enlèves le soir pour les laver tu sembles diminué, mais lorsque
tu les replaces sur tes gencives tu fais plaisir à voir, tu me rappelles un roi
avec couronne et tout, fais donc attention à ce dentier Antero ça coûte une
fortune, et ne te penche pas tant vers la dame de la table voisine, son mari
va le remarquer, quand je vois toutes ces mouettes que tu ignores Antero, tous
ces bateaux, le train de Lisbonne là-bas qui siffle et tout, une belle journée,
et n'était cet enfant qui braille dans sa poussette, on serait au calme sur
cette esplanade Antero, si c'est ce gosse qui te met dans cet état nous
pouvons tout de suite changer de table, il nous suffit de prendre ta bière, tes
lupins, mon jus de fruit, mon flan à la crème et d'aller plus loin Antero, ne
sois pas si pâle, arrête de trembler, ne sursaute pas comme ça, parle-moi, je
veux bien ranger ton dentier dans ma pochette c'est entendu, mais parle-moi
Antero, ça ne me dérange pas de te voir sans dentier si tu parles, vois comme
les gens nous regardent, vise cette dame qui appelle du coude son mari en nous
pointant de sa tartine Antero, toi qui n'as jamais aimé l'ostentation. Antero,
que se passe- t-il, toi qui exigeais que je porte mon gilet de laine sur mes
décolletés
-
Qu'est-ce que ce dévergondage Maria Emilia ?
toi qui exigeais que je baisse ma jupe sur mes
genoux quand je croisais les jambes
-
Tu te crois au cirque Maria Emilia ?
toi
qui, quand j'étais allé chez le coiffeur pour teindre mes mèches grises,
exigeais que j'y retourne le matin suivant
-
C'est carnaval Maria Emilia ?
et
voilà que c'est toi qui attires à présent l'attention, qui glisses de ta
chaise comme un gosse, qui fais des bulles roses avec ta bouche, je pourrais te
gronder, je pourrais perdre la tête
-
Tu te crois au cirque Antero ?
mais
je n'en fais rien, je me conduis comme il faut, je ne te fais pas de scène, je
te demande seulement de te tenir droit, rien d'autre, je te demande seulement
de me parler, de ravaler ta salive, ne laisse pas traîner tes doigts par terre
c'est sale, c'est plein de mégots, d'épluchures, de fientes de pigeons, de
papiers Antero, tu te sens bien n'est-ce pas, tu ne vas pas mourir hein, ne
meurs pas maintenant, ce serait une honte on nous regarde, je ne peux pas dire
au serveur
-
Excusez-moi monsieur mais mon mari est mort
attends
au moins que nous soyons à la maison où tu t'éteindras si tu veux, mais pas ici
Antero, ça fait mauvais genre, quelle honte, si tu veux mourir fais-le
sérieusement comme tout le monde, en gémissant à l'hôpital, avec des radios des
analyses des médecins, imagine notre voisine du dessus
—
Monsieur Antero est mort sur l'esplanade le nez dans des lupins, je ne vous dis
que ça
dis-moi
donc si tu aimerais qu'on raconte la même chose de moi, le nez dans un flan à
la crème, je ne vous dis que ça,
imagine
le tableau Antero, un ancien chef de service le nez dans les lupins, lève-toi,
lève-toi immédiatement, fais-moi le plaisir de te lever, d'attendre que nous
soyons à la maison, il y a des bus toutes les dix minutes, ce n'est pas la mer
à boire, après tu pourras enlever ta veste, déboutonner ton col, te mettre à
l'aise pendant que je réchaufferai le dîner, plus personne ne te dira rien.
Dessin Joseph Beuys
Cette
oeuvre a été exécutée en 1959 sur une enveloppe postale qui
porte dans le coin gauche le cachet d'une organisation internationale d'ancien
déportés d'Auschwitz. La façon dont l'artiste a travaillé donne l'impression
que les personnages sont des ombres en voie de disparaître.