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Voyage dans les mots
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15 décembre 2007

Jean Anouilh

Antigone___Jean_Denis_Malcl_s


ANTIGONE

Vous êtes odieux !

CRÉON

Oui, mon petit. C'est le métier qui le veut. Ce qu'on peut discuter, c'est s'il faut le faire ou ne pas le faire. Mais si on le fait, il faut le faire comme cela.

ANTIGONE

Pourquoi le faites-vous ?

CRÉON


Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si j'aimais autre chose dans la vie que d'être puissant...

ANTIGONE

Il fallait dire non, alors !

CRÉON

Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d'un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage. Cela ne m'a pas paru honnête. J'ai dit oui.

ANTIGONE

Eh bien, tant pis pour vous. Moi, je n'ai pas dit « oui » ! Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse, à moi, votre politique, votre nécessité, vos pauvres histoires ? Moi, je peux dire « non » encore à tout ce que je n'aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre cou­ronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez dit « oui ».

CRÉON

Ecoute-moi.

ANTIGONE

Si je veux, moi, je peux ne pas vous écou­ter. Vous avez dit « oui ». Je n'ai plus rien à apprendre de vous. Pas vous. Vous êtes là à boire mes paroles. Et si vous n'appelez pas vos gardes, c'est pour m'écouter jusqu'au bout.

CRÉON

Tu m'amuses !

ANTIGONE

Non. Je vous fais peur. C'est pour cela que vous essayez de me sauver. Ce serait tout de même plus commode de garder une petite Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même me faire mourir tout à l'heure, vous le savez, et c'est pour cela que vous avez peur. C'est laid un homme qui a peur.

CRÉON, sourdement.

Eh bien, oui, j'ai peur d'être obligé de te faire tuer si tu t'obstines. Et je ne le voudrais pas.

ANTIGONE

Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! Vous n'auriez pas voulu non plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l'auriez pas voulu ?

CRÉON

Je te l'ai dit.

ANTIGONE

Et vous l'avez fait tout de même. Et main­tenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et c'est cela, être roi !

CRÉON

Oui, c'est cela!

ANTIGONE

Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m'ont faits aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.

CRÉON

Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres, c'est

assez payé pour que l'ordre règne dans Thèbes. Mon fils t'aime. Ne m'oblige pas à payer avec toi encore. J'ai assez payé.

ANTIGONE

Non. Vous avez dit oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant !

CRÉON, la secoue soudain, hors de lui.

Mais, bon Dieu ! Essaie de comprendre une minute, toi aussi, petite idiote ! J'ai bien essayé de te comprendre, moi. Il faut pour­tant qu'il y en ait qui disent oui. Il faut pour­tant qu'il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l'eau de toutes parts, c'est plein de crimes, de bêtise, de misère... Et le gouvernail est là qui ballotte. L'équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu'à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d'eau douce pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce qu'elles ne pensent qu'à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu'on a le temps de faire le raffiné, de savoir s'il faut dire « oui » ou « non », de se demander s'il ne faudra pas payer trop cher un jour et si on pourra encore être un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d'eau, on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s'avance. Dans le tas ! Cela n'a pas de nom. C'est comme la vague qui vient de s'abattre sur le pont devant vous; le vent qui vous gifle, et la chose qui tombe dans le groupe n'a pas de nom. C'était peut-être celui qui t'avait donné du feu en souriant la veille. Il n'a plus de nom. Et toi non plus, tu n'as plus de nom, cramponné à la barre. Il n'y a plus que le bateau qui ait un nom et la tem­pête. Est-ce que tu le comprends, cela ?

In, "Antigone"
dessin Jean-Denis Malclès

Entendu ce matin sur France Inter revue de presse Ivan Levaï
Editorial de Christophe Barbier, Express du 12/12/2007,
au sujet de Antigone/Rama Yade et Créon/Sarkozy

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Commentaires
C
La question est: le bâteau est-il à ce point ruiné qu'il doive accueillir tous les rats du monde?<br /> <br /> Le texte est fantastique. Quand deux êtres sont raidis dans leur bon droit et leurs convictions plus rien ne peut avancer.<br /> <br /> Encore merci Danielle.
C
S'il est beau et courageux de prendre la barre malgré tout, était-il vraiment indispensable de tirer dans le tas ? N'ya-t-il vraiment pas d'autres solutions dans l'urgence que la violence aveugle ? Même si je sais que l'histoire de l'humanité est repue de ces morts sans nom, Oh que j'ai envie de me rapprocher de Gandhi à ce moment-là pour ne pas perdre tout espoir........
D
J'ai entendu aussi ce matin les extraits de cette Antigone d'Anouilh. C'était une manière intelligente d'illustrer ou plutôt de donner plus de profondeur à cette polémique autour de la venue à Paris de Kadafi. Tu as fait vite pour le mettre sur ton blog, Bravo !<br /> Et en même temps, c'est du bonheur de relire cette scène !
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