Patrick Drevet (La voix 3)
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Pour insignifiantes que
fussent les paroles qu'il débitait d'une façon plutôt détachée, presque lasse,
sa voix exprimait donc toute sa chair. Il résonnait en elle des fibres plus
profondes que sa gorge. Sa trame dévoilait dans les vacillements de ses plis
la sensualité latente, potentiel d'ardeur et de ferveur qui pour lors ne
faisait que jasper sa texture.
Cette voix
remontait des cavernes reculées du corps quelque chose comme une faim
inavouable de blottissements.
Ses vibrations ne
donnaient pas seulement la sensation de l'approche tremblée, brûlante, avide,
mais déjà de langueurs appuyées, de reptations câlines. Quand bien même elle
gardait tout cela pour elle, elle ne pouvait empêcher que cela ne transparaisse
et ne parle à mes sens jusqu'à s'imposer comme une obsession à ma pensée.
Éprouvant tantôt l'émeri de son grain tantôt la soie huileuse de ses torsions,
je ne pouvais plus me libérer de ses suggestions d'enlacements, de frictions de
peau contre peau, de plis dans les plis, de moiteurs, de mucosités, d'odeurs
âcres.
Ce n'était pas l'effet
d'une illusion de mes sens ou de mon esprit obnubilé par la sexualité. Ce
n'était pas l'effet non plus, chez le voyageur, d'une nature à ce point
concupiscente qu'elle contaminât ses moindres manifestations.
Simplement, il se
produisait une connexion spontanée entre le plus intime de sa sensibilité,
qu'exprimait sa voix, et le plus intime de ma sensibilité, qu'elle atteignait
parce que, en deçà de toute conscience morale et des lois qui régissent nos
comportements, l'une et l'autre étaient vouées à nous engager au niveau le plus
nu du désir.
Ce que la personne à
laquelle s'adressait le voyageur n'avait sans doute pas autant que moi
l'opportunité de percevoir, parce qu'elle le connaissait et en était détournée
par les évocations qu'ils échangeaient, me parvenait de façon en quelque sorte
dépouillée, à l'état pur, à travers les vibrations dont son timbre ne frappait
pas seulement mes tympans mais les terminaisons nerveuses de l'ensemble de ma
peau. Et les qualités plastiques de sa voix me retenaient d'autant plus
qu'elles touchaient avec moi un terrain vierge de leur empreinte. [ ... ]
(…) À la fin de La
Strada, Zampano en promenade dans le village portuaire où il se produit est
alerté par une voix de jeune femme chantant l'air de Gelsomina. Rempli de
remords et soulevé d'espoir, il cherche d'où provient cette voix jusqu'au
moment où lui apparaît la chanteuse, une jeune fille qui étend des draps. Elle
lui explique, après qu'il l'a interrogée, la triste fin de la simplette qu'il
avait engagée et qui l'aimait. Le souvenir surgi avec ce chant transforme la
brute obtuse en un être déchiré, voué à la conscience de ses manques, à la
nostalgie de l'innocence, au désir de l'infini dont la mer et le ciel étoilé
lui présentent l'image.
Même si certaines en ont
le don plus marqué, surtout quand elles sont portées par une mélodie pour moi
significative, toute voix possède le pouvoir de me rappeler non pas tant une
voix perdue qu'un monde perdu, ou plus exactement de me révéler l'existence
d'un ailleurs au monde, d'un autre monde qui m'est contemporain, et même
proche, mais que je ne peux ni ne sais atteindre. Son grain me plonge dans
l'atmosphère d'un univers qu'elle ne m'apporte pas. Il me soustrait la
jouissance de ce dont il s'entend comme à plaisir à m'enceindre. Il fait
retentir autour de moi un écho dont la source n'est nulle part. Il me
communique le regret de je ne sais quel état en même temps qu'il m'en donne une
sorte de nostalgie, comme s'il venait d'une contrée que j'ai connue, ou une
sorte de mélancolie, comme s'il était le reflet d'un arrière-pays où j'ai
failli me rendre, que j'ai manqué.
Je suis hanté à l'écoute
des voix par les rivages invisibles qu'elles habitent, où elles s'ébattent, où
leur corps m'échappe.
Le goût du chant et le
plaisir de chanter ne témoignent pas obligatoirement d'une régression. Ils sont
vécus en tout cas comme l'accès à un épanouissement. Ce l'est par procuration à
l'écoute des chanteurs ou des chœurs dont les voix concrétisent le rêve des
nôtres et nous font participer de leur extase. Ce l'est de façon tangible pour
qui chante, ou parle seulement quelquefois, avec la jouissance jaculatoire
qu'il y a à pousser sa voix et à en faire ce que l'on veut, la jubilation que
procure son jaillissement aigu et attachant, la liberté ivre à laquelle conduit
son écoulement emportant.
Notre voix tend, comme
notre visage, à se dégager de la chair. Elle n'a cessé de se déployer pour y
parvenir en inventant la musique, non pas à l'imitation des oiseaux ni
d'aucune autre expression sonore dans la nature, mais de son propre élan,
bondissant sur le désir de danse, d'harmonie, de nudité, qui se confond à cet
élan. De là, il n'y a pas loin à faire de la voix l'essence de notre être,
l'expression de l'âme prisonnière du corps mais exemptée de mortalité et
promise au pays immatériel auquel elle appartient, qu'elle fait transparaître
dans les parois de l'air en retentissant.
Musique et chant n'ont de
racines et de fin que mystiques. Quand les voix s'y assujettissent, elles
proviennent d'un autre règne ou s'y hissent. Celles des moines et des moniales
s'élevant le long des ogives pour installer sous les voûtes, en une nue suave,
leurs accents modulés par le grégorien, n'ont plus rien de charnel. Elles
évoquent le bruissement de la langue des anges vibrant à l'unisson de la joie
de leur communion. Elles en appellent à l'Amour qu'elles célèbrent mais elles
donnent, ce faisant, l'impression de se croire déjà en lui, mêlées aux légions
des archanges. Tels les chœurs des Vêpres de Monteverdi ou ceux du Requiem de
Fauré, elles ont le retentissement désincarné des « voix chères » qui
se sont tues.
Cette façon de confondre
la prière avec l'exultation d'un salut tenu pour acquis irritait Bernanos, qui
reprochait aux religieux de chanter avant que le Bon Dieu ait levé sa baguette.
Il n'empêche, si l'on se doit d'atteindre l'Absolu, ce l'est par la voix.
L'invisible de la chair rejoint l'Invisible. La voix est faite pour s'unir au
Verbe, lequel est moins la parole que la verve de fantaisie créatrice qui
procède à la farandole du cosmos, que la veine poétique qui suscite le chant du
monde.
Même au plus intime des
privautés qu'ils s'accordent, les amants éprouvent la nécessité de s'étreindre
de leurs voix. « Parle-moi, dis-moi quelque chose. » Ce n'est
pas encore assez, cette pression du corps d'autrui contre le sien, cette
pesanteur de ses membres, ces émois que la chaleur de ses mains éveillent sur
la peau, il faut aussi l'enveloppe frémissante de sa voix, l'espace qu'elle
déploie et qu'elle offre, la contrée ensoleillée de son timbre et de ses
accents.
In, "Paysages d'Eros"