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Voyage dans les mots
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24 novembre 2007

Patrick Drevet (La voix 3)

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Photo wauter de tuinkabouter

Pour insignifiantes que fussent les paroles qu'il débitait d'une façon plutôt détachée, presque lasse, sa voix expri­mait donc toute sa chair. Il résonnait en elle des fibres plus profondes que sa gorge. Sa trame dévoilait dans les vacille­ments de ses plis la sensualité latente, potentiel d'ardeur et de ferveur qui pour lors ne faisait que jasper sa texture.

Cette voix remontait des cavernes reculées du corps quel­que chose comme une faim inavouable de blottissements.

Ses vibrations ne donnaient pas seulement la sensation de l'approche tremblée, brûlante, avide, mais déjà de lan­gueurs appuyées, de reptations câlines. Quand bien même elle gardait tout cela pour elle, elle ne pouvait empêcher que cela ne transparaisse et ne parle à mes sens jusqu'à s'imposer comme une obsession à ma pensée. Éprouvant tantôt l'émeri de son grain tantôt la soie huileuse de ses torsions, je ne pouvais plus me libérer de ses suggestions d'enlacements, de frictions de peau contre peau, de plis dans les plis, de moiteurs, de mucosités, d'odeurs âcres.

Ce n'était pas l'effet d'une illusion de mes sens ou de mon esprit obnubilé par la sexualité. Ce n'était pas l'effet non plus, chez le voyageur, d'une nature à ce point concupiscente qu'elle contaminât ses moindres manifestations.

Simplement, il se produisait une connexion spontanée entre le plus intime de sa sensibilité, qu'exprimait sa voix, et le plus intime de ma sensibilité, qu'elle atteignait parce que, en deçà de toute conscience morale et des lois qui régis­sent nos comportements, l'une et l'autre étaient vouées à nous engager au niveau le plus nu du désir.

Ce que la personne à laquelle s'adressait le voyageur n'avait sans doute pas autant que moi l'opportunité de per­cevoir, parce qu'elle le connaissait et en était détournée par les évocations qu'ils échangeaient, me parvenait de façon en quelque sorte dépouillée, à l'état pur, à travers les vibrations dont son timbre ne frappait pas seulement mes tym­pans mais les terminaisons nerveuses de l'ensemble de ma peau. Et les qualités plastiques de sa voix me retenaient d'autant plus qu'elles touchaient avec moi un terrain vierge de leur empreinte. [ ... ]

StradaGelsomina2_sm

(…) À la fin de La Strada, Zampano en promenade dans le village portuaire où il se produit est alerté par une voix de jeune femme chantant l'air de Gelsomina. Rempli de remords et soulevé d'espoir, il cherche d'où provient cette voix jusqu'au moment où lui apparaît la chanteuse, une jeune fille qui étend des draps. Elle lui explique, après qu'il l'a interrogée, la triste fin de la simplette qu'il avait engagée et qui l'aimait. Le souvenir surgi avec ce chant transforme la brute obtuse en un être déchiré, voué à la conscience de ses manques, à la nostalgie de l'innocence, au désir de l'infini dont la mer et le ciel étoilé lui présentent l'image.

Même si certaines en ont le don plus marqué, surtout quand elles sont portées par une mélodie pour moi signifi­cative, toute voix possède le pouvoir de me rappeler non pas tant une voix perdue qu'un monde perdu, ou plus exac­tement de me révéler l'existence d'un ailleurs au monde, d'un autre monde qui m'est contemporain, et même proche, mais que je ne peux ni ne sais atteindre. Son grain me plonge dans l'atmosphère d'un univers qu'elle ne m'ap­porte pas. Il me soustrait la jouissance de ce dont il s'entend comme à plaisir à m'enceindre. Il fait retentir autour de moi un écho dont la source n'est nulle part. Il me communique le regret de je ne sais quel état en même temps qu'il m'en donne une sorte de nostalgie, comme s'il venait d'une contrée que j'ai connue, ou une sorte de mélancolie, comme s'il était le reflet d'un arrière-pays où j'ai failli me rendre, que j'ai manqué.

Je suis hanté à l'écoute des voix par les rivages invisibles qu'elles habitent, où elles s'ébattent, où leur corps m'échappe.

Le désir mélancolique de ces rivages que les voix déploient à nos sens, il est difficile de ne pas y voir la trace du mode d'appréhension que nous avons quitté avec la parole et la conscience. Nous restons en manque d'un état d'apesanteur et d'immédiateté comme nous ne pouvions le connaître qu'à l'aube de notre corps, avant même d'être sortis du ventre de nos mères. À l'écoute des voix, avec l'alerte qu'elles nous donnent, avec l'attention aiguë à laquelle elles nous portent, nous revenons à l'ingénuité enjouée du premier âge, au moment où pour nous tout était communion.( ... )


Barbara


Le goût du chant et le plaisir de chanter ne témoignent pas obligatoirement d'une régression. Ils sont vécus en tout cas comme l'accès à un épanouissement. Ce l'est par procuration à l'écoute des chanteurs ou des chœurs dont les voix concrétisent le rêve des nôtres et nous font participer de leur extase. Ce l'est de façon tangible pour qui chante, ou parle seulement quelquefois, avec la jouissance jacula­toire qu'il y a à pousser sa voix et à en faire ce que l'on veut, la jubilation que procure son jaillissement aigu et attachant, la liberté ivre à laquelle conduit son écoulement emportant.

Notre voix tend, comme notre visage, à se dégager de la chair. Elle n'a cessé de se déployer pour y parvenir en in­ventant la musique, non pas à l'imitation des oiseaux ni d'aucune autre expression sonore dans la nature, mais de son propre élan, bondissant sur le désir de danse, d'harmo­nie, de nudité, qui se confond à cet élan. De là, il n'y a pas loin à faire de la voix l'essence de notre être, l'expression de l'âme prisonnière du corps mais exemptée de mortalité et promise au pays immatériel auquel elle appartient, qu'elle fait transparaître dans les parois de l'air en retentissant.

Musique et chant n'ont de racines et de fin que mys­tiques. Quand les voix s'y assujettissent, elles proviennent d'un autre règne ou s'y hissent. Celles des moines et des moniales s'élevant le long des ogives pour installer sous les voûtes, en une nue suave, leurs accents modulés par le gré­gorien, n'ont plus rien de charnel. Elles évoquent le bruis­sement de la langue des anges vibrant à l'unisson de la joie de leur communion. Elles en appellent à l'Amour qu'elles célèbrent mais elles donnent, ce faisant, l'impression de se croire déjà en lui, mêlées aux légions des archanges. Tels les chœurs des Vêpres de Monteverdi ou ceux du Requiem de Fauré, elles ont le retentissement désincarné des « voix chères » qui se sont tues.

Cette façon de confondre la prière avec l'exultation d'un salut tenu pour acquis irritait Bernanos, qui reprochait aux religieux de chanter avant que le Bon Dieu ait levé sa baguette. Il n'empêche, si l'on se doit d'atteindre l'Absolu, ce l'est par la voix. L'invisible de la chair rejoint l'Invisible. La voix est faite pour s'unir au Verbe, lequel est moins la parole que la verve de fantaisie créatrice qui procède à la farandole du cosmos, que la veine poétique qui suscite le chant du monde.

 Nous sommes à ce point des êtres de voix que nous ne pouvons pas vivre sans en entendre. Des voix et non pas des paroles. Des vibrations sonores qui ne veulent rien dire mais qui assurent d'une présence, qui nous sollicitent de leurs ondes, qui nous ravissent à nous-mêmes, qui nous élèvent dans les régions éthérées où elles siègent. Ce dont nous éprouvons le plus besoin dans les voix que nous convo­quons ou que nous allons chercher par tous les moyens inventés pour cela, ce n'est pas les mots qu'elles débitent, qui ne sont jamais qu'une médiation, mais les caresses de leurs inflexions, les couleurs de leurs intonations, la force d'aspiration de leur résonance.

Même au plus intime des privautés qu'ils s'accordent, les amants éprouvent la nécessité de s'étreindre de leurs voix. « Parle-moi, dis-moi quelque chose. » Ce n'est pas encore assez, cette pression du corps d'autrui contre le sien, cette pesanteur de ses membres, ces émois que la chaleur de ses mains éveillent sur la peau, il faut aussi l'enveloppe frémissante de sa voix, l'espace qu'elle déploie et qu'elle offre, la contrée ensoleillée de son timbre et de ses accents.

In, "Paysages d'Eros"

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Commentaires
C
Oui, c'est une description très pertinente des effets de la voix. Enfin, certaines. On ne vibre j'imagine pas tous et toutes sur les mêmes harmoniques. Par expérience j'avouerai que mes oreilles et mes propres "terminaisons nerveuses" sont proprement troublées, cajolées par le cachemire d'une voix "ronde", un timbre bas et doux, une réserve dans le ton. Ce texte est vraiment très intéressant, encore une excellente trouvaille Danielle, merci :)
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