Michel Tournier
Le test de l’arbre
Commençons par les
racines. Certains « sujets » omettent purement et simplement de les dessiner. Si
on leur fait remarquer leur oubli, ils répondent que l'arbre cache ses racines
dans la terre et qu'il ne faut pas faire comme l'enfant qui n'oublie pas de
dessiner le nombril du bonhomme habillé qu'il dessine. On peut se satisfaire de
cette explication. Mais on peut également définir la nature de la racine, élément
nocturne, tellurique, qui assure obscurément à l'arbre à la fois sa nourriture
et sa stabilité. Gaston Bachelard allait encore plus loin et voyait dans la
racine une étrange synthèse de la vie et de la mort, parce que, inhumée comme
un défunt, elle n'en poursuit pas moins sa puissante et secrète croissance.
On comprend dès lors que
s'il y a des hommes- racines, qui dans leur dessin privilégient le niveau souterrain
de l'arbre, d'autres s'en détournent au contraire instinctivement.
Sans doute accorderont-ils
leur préférence au tronc. C'est l'élément vertical de l'arbre, celui qui
symbolise l'élan, l'essor, la flèche dressée vers le ciel, la colonne du temple.
L'homme d'action doué d'une dimension spirituelle se reconnaît dans cette
partie de l'arbre. Il y a autre chose. Le tronc ne fournit pas seulement le mât
du navire. C'est lui qui donne le bois, matériau de la planche, de la poutre,
du billot. Sa couleur, ses lignes, ses noeuds et même son odeur parlent
puissamment à l'imagination.
Mais toute une catégorie
d'hommes et de femmes ne se reconnaissent que dans les branches horizontales et
leur feuillage. C'est le poumon de l'arbre, les mille et mille ailes qui
battent comme pour s'envoler, les mille et mille langues qui murmurent toutes
ensemble quand un souffle de vent passe dans l'arbre. Au demeurant, ramage signifie
à la fois chant et entrelacs de rameaux.
Ainsi chaque arbre
rassemble les images des trois grandes familles humaines : les métaphysiciens,
les hommes d'action et les poètes. Et il nous apprend en même temps qu'ils sont
solidaires, car il ne peut y avoir de frondaison sans tronc, ni de tronc sans
racine.
In, « Petites proses »
dessin Calvin