Jean Genet (Giacometti)
Le chien en bronze, de
Giacometti est admirable. Il était encore plus beau quand son étrange matière :
plâtre, ficelles ou étoupes mêlées, s'effilochait. La courbe, sans articulation
marquée et pourtant sensible, de sa patte avant est si belle qu'elle décide à
elle seule de la démarche en souplesse du chien. Car il flâne, en flairant, son
museau allongé au ras du sol. Il est maigre.
J'avais oublié l'admirable chat : en plâtre, du museau au bout de la queue,
presque horizontal et capable de passer par le trou d'une souris. Son
horizontalité rigide restituait parfaitement la forme que garde le chat, même
lorsqu'il est en boule.
Comme je m'étonne qu'il y ait un animal, — c'est le seul parmi ses figures :
LUI. — C'est moi. Un jour
je me suis vu dans la rue comme ça. J'étais le chien.
S'il fut d'abord choisi comme signe de misère et de solitude, il me semble que
ce chien est dessiné comme un paraphe harmonieux, la courbe de l'échine
répondant à la courbe de la patte, mais ce paraphe est encore la magnification suprême
de la solitude.
Cette région secrète, cette solitude où les êtres — les choses également — se
réfugient, c'est elle qui donne tant de beauté à la rue, par exemple : je suis
dans l'autobus, assis, je n'ai qu'à regarder dehors. La rue descend que l'autobus
dévale. Je vais assez vite pour n'avoir pas la possibilité de m'attarder sur un
visage ou un geste, ma vitesse exige de mon regard une vitesse correspondante,
eh bien, pas un visage, pas un corps, pas une attitude qui soient apprêtés pour
moi : ils sont nus. J'enregistre : un homme très grand, très maigre, voûté, la
poitrine creuse, lunettes et long nez ; une grosse ménagère qui marche
lentement, lourdement, tristement ; un vieillard qui n'est pas un beau
vieillard, un arbre qui est seul, à côté d'un arbre qui est seul, à côté d'un
autre... ; un employé, un autre, une multitude d'employés, toute une ville peuplées
d'employés courbés, tout entier rassemblés dans ce détail d'eux-mêmes que mon
regard enregistre : un pli de la bouche, une lassitude des épaules... chacune
de leurs attitudes, à cause peut-être de cette vitesse de
mon oeil et du véhicule, est griffonnée si vite, si vite saisie dans son
arabesque que chaque être m'est révélé dans ce qu'il a de plus neuf, de plus
irremplaçable — et c'est toujours une blessure — grâce à la solitude où les
place cette blessure dont ils ont à peine connaissance et où pourtant tout
leur être afflue. Je traverse ainsi une ville crayonnée par Rembrandt, où
chacun et chaque chose sont saisis dans leur vérité qui laisse loin derrière la
beauté plastique. La ville — faite de solitude — serait admirable de vie, sauf
que mon autobus croise des amoureux traversant une place : ils se tiennent par
la taille et la fille a inventé ce geste charmant, mettre et garder sa petite
main dans la poche revolver du blue-jean du garçon, et voici que ce geste
gracieux et apprêté vulgarise une page de chefs-d'oeuvre.
In, « L’atelier d’Alberto Giacometti »
Giacometti, "Chien" 1951
Giacometti, "Le chat" 1954