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Voyage dans les mots
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7 novembre 2007

Colette Nys-Mazure

Nel_Rik_Wouters_1913



D'une vie de femme
Elle s'en va parfois. Loin des autres, tous. Se donne congé, se livre à elle-même au ventre d'une maison très étrangère, le long d'une berge, au feuillu des forêts. Se retire pour éprouver si la vie la traverse encore. Faut-il émonder, greffer, tailler ? Table rase. Autour d'elle, murmure, soupçons. Elle n'en prend pas ombrage. Qui éclairerait-elle si elle n'y voyait plus ? Elle glisse en ses limbes. En remontera un fil ténu ou de bruissantes étoiles.

Je vous écris d'une vie de femme
Elle a la tête sur les épaules, dit-on. Elle l'a aussi dans les nuages, parfois même dans les étoiles. Le plus souvent dans l'armoire à provi­sions ou dans la machine à laver : elle se penche vers le hublot pour happer le linge à faire sécher, repasser, vérifier, ranger. Elle a les mains dans l'eau froide de la salade, l'eau trop chaude des vaisselles, l'eau sale des seaux de nettoyage. Elle a les pieds sur terre : dans les mules qui glis­sent autour des lits d'enfants ou sur les talons des comédies mondaines.
Elle a le corps dru et solide pour grimper et dévaler les escaliers, de la cave au grenier, du parc à voitures souterrain au bureau des alloca­tions familiales ; pousser vigoureusement le cha­riot entre les rayons du supermarché. Pour étrein­dre l'homme et abriter ses petits.
Mais parfois elle voudrait être une, être libre et légère ; sans personne qui pèse ou s'accroche, sans voix qui appelle ou quémande. Courir les mains nues, nager loin, rencontrer pour rien, pour le seul plaisir de l'échange sans intention. Elle aimerait se remembrer. Elle rêve de partager. Tout. Et pas seulement les miettes.

La maîtresse d’ordre

Garçon manqué me surnommait-on, parce que je préférais les jeux des garçons à ceux des filles, le saut et le cache-cache aux soins des poupées. Et cependant j'aime être une femme ; porter les enfants, les pousser au jour, les allaiter et veil­ler de près, de loin sur leur croissance. Vivre avec autrui sans devoir prouver ma puissance ni assu­rer mon emprise. Cet acquiescement ne m'empê­che pas de déplorer les servitudes du quotidien côté femme : ainsi l'ordre à l'intérieur d'une famille nombreuse et remuante n'a cessé de faire question. Mieux vaut en rire qu'en pleurer.

En ouvrant une porte du secrétaire, une pile de feuillets s'est effondrée. Cette fois, c'est trop. Il faut tout sortir, trier, classer, liquider. Garder le moins possible. Créer le vide pour permettre d'autres pleins. Allons-y pour les grandes manoeuvres domestiques. Je vais sacrifier au dieu de l'ordre qui doit régner sur les maisons bien tenues ; il permet une existence simplifiée, renou­velée.
Sait-on ce qu'on fait en touchant ainsi à la vie accumulée, comprimée dans un espace res­treint ? C'est tout le passé qui saute au visage, à la mémoire : photos d'enfants jugées trop peu réussies pour figurer dans l'album de famille et qui restituent des expressions oubliées ; traces de voyages, d'engagements sociaux dont on avait perdu jusqu'au souvenir ; lettres d'amis, morts depuis ; adresses utiles devenues inutilisables ; ordonnances périmées sans qu'on s'en soit porté plus mal ; crayons rongés jusqu'à l'os. On se croit au bout de la boîte aux trésors et les rainures révèlent encore une pièce de monnaie, un sou­venir pieux, un cachet d'aspirine émietté. Traces de jours enfouis, enfuis. L'envie prend de s'arrêter à chaque pas, chaque pièce, de relire, de comparer les dates, de mettre en perspective. Mais l'heure tourne et le propos était — il faut que je m'en souvienne et m'y tienne — de faire le vide.

Petite concession : ce que je ne peux vraiment pas me résoudre à détruire ou jeter, je vais l'enfer­mer dans une boîte à chaussures que je range­rai dans un placard pour le temps où je ne pour­rai plus bouger, où je m'ennuierai, où j'aurai besoin d'alimenter ma mémoire... mais ce n'est pas aujourd'hui demain. J'ai besoin de me secouer énergiquement : avance ! Rien ne meurt, tout demeure, quelque part. Faire place pour pré­parer le lit de la vie, celle qui se presse à la porte. Refuser de s'encombrer, de se figer. Le débat intime est permanent : Ce catalogue pourrait être utile à un enfant, comme documentation... Alors, donne-le tout de suite, distribue au lieu de laisser moisir ici.

In, "Célébration du quotidien"
Sculpture Rik Wouters, "Soucis domestiques (Nel)", 1913

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S
"Elle s'en va parfois. Loin des autres, tous. Se donne congé, se livre à elle-même au ventre d'une maison très étrangère, le long d'une berge, au feuillu des forêts. Se retire pour éprouver si la vie la traverse encore. Faut-il émonder, greffer, tailler ? Table rase. Autour d'elle, murmure, soupçons. Elle n'en prend pas ombrage. Qui éclairerait-elle si elle n'y voyait plus ? Elle glisse en ses limbes. En remontera un fil ténu ou de bruissantes étoiles."<br /> <br /> Cette femme ne m'est pas inconnue!!! <br /> Biz
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