Cécile Ladjali
Écrire et enseigner
C'est au printemps, après
un séminaire suivi en Sorbonne, que les choses me sont apparues très clairement.
J'enseignerais moi aussi, pour avoir le bonheur de parler du matin au soir et
du soir au matin à des élèves de ce que j'aime le plus au monde : la
littérature.
Les mots sont depuis
devenus mon métier. Plus encore : ma vie. À l'instar des lycéens, je dois
admettre que je me construis grâce au langage. J'avance à tâtons, j'investis
les recoins de la conscience, je tente de comprendre le monde et ses principes
à travers les intrigues et les personnages de mes propres romans, ainsi qu'au
contact des classes. Ce petit livre est dédié à mes élèves, car je leur dois la
réflexion que voici et je réponds à quatre de leurs lettres dans ses dernières
pages.
Les élèves m'obligent à
une relation très incarnée aux mots et aux images. J'ai, pour cette raison, le
souci de les faire entrer en littérature de la façon la plus vitale qui soit.
Si je respecte profondément les textes, ces derniers ne m'intimident pas. La
grande littérature sait être accueillante. Elle invite. Et c'est ainsi que je
présente aux élèves les livres qui retiendront notre attention. Car ces oeuvres
ont été écrites pour eux, ce dont ils sont très loin d'être convaincus.
Manipulant les mots à
longueur de temps, trouvant en eux une sorte de rémission à la morosité des
jours, j'aborde les textes d'auteurs en présence des élèves avec les réflexes
de lecture et d'analyse d'un écrivain. Si j'étais musicienne, je tenterais de
leur faire entendre la musique des textes par le truchement d'un piano, si je
savais dessiner, par celui d'un croquis. Enseigner revient sans doute à offrir
ce que l'on possède de plus précieux. Alors je leur donne mes mots, en passant
par ceux des autres. Il devient probable alors que les remarques théoriques formulées
en cours au sujet d'un dialogue, d'un paragraphe de description concernant la
psychologie d'un personnage, trouveront un écho dans les trois pages de roman
écrites tôt le matin même. Mais cela, je ne le leur dirai pas. Les élèves
savent deviner. Et l'intuition est sans doute ce qu'il y a de plus pédagogique
dans mon métier. Je ne peux pas m'empêcher de leur transmettre ce que je pense
être le plus beau et le plus digne d'eux. Et ce je ne sais quoi est aussi ce
qui, dans un curieux mouvement duel, me construit et me bouleverse au moment où
je le leur livre.
Enfin, je me souviens que
l'exigence de la beauté et de l'intelligence que recèlent les classiques est
surtout ce à quoi j'ai eu le droit élève, puis étudiante. Pour cette raison, je
reste un professeur élitiste. En tant qu'écrivain, je ne pense pas proposer au
public des romans ou des pièces de théâtre faciles. Constructions, intrigues et
psychologies sont complexes, parfois trop m'a-t-on reproché, parce que quand
j'écris je songe à mon lecteur et à ce précieux jeu du coeur et de l'esprit qui
deviendra le sien lorsqu'il sera question d'interpréter une image, de céder au
vertige d'une aporie linguistique ou tropique. Je fais confiance à l'intelligence
de mes lecteurs comme je m'en remets à celle de mes élèves. Je les respecte les
uns et les autres à ce titre.
Par ailleurs, je pense
que la grande culture est profondément humaniste. Elle a toujours placé
l'homme au centre de son propos, aussi est-elle la plus généreuse qui soit, car
elle parle à la majorité. Elle s'adresse aux élèves, si souvent persuadés
qu'elle n'est pas écrite pour eux. Or, ce que je veux leur signifier à chaque
heure de cours est que tout ce qui est beau est très difficile. Et, si je ne
suis pas de celles qui nieraient que la beauté doit toucher spontanément les
sens, j'ajouterai à cette conviction que cette spontanéité-là, vécue en
écoutant un opéra, en lisant un poème, en contemplant un tableau, cache
derrière elle des années de pratique et de réflexion. On accède au vrai vertige
— celui de l'intelligence — par le travail.
Or, on est en mesure
d'éprouver ce plaisir parce qu'on possède un héritage, des valeurs, des
repères. Il faut les codes linguistiques, la syntaxe nécessaire pour entrer
dans le chef-d'oeuvre. Chef-d'oeuvre qui, avant de se livrer, convoque en
l'homme ce qu'il y a de plus remarquable en lui et qui, en cela, reste une
réalité indépassable.
Buste de Molière par Jean-Antoine Houdon, 1778