Pascal Quignard
À 80 kilomètres de là,
traversant la baie à partir d'Amalfi, est enfouie la tombe dite du plongeur
de Paestum. Cette tombe date d'au moins huit siècles avant que le Vésuve lance
ses pierres ponces et projette sa lave. Le Plongeur est le couvercle du caveau.
Le fond est blanc, le trait est noir. C'est encore une «ombre projetée ». C'est
ce que les Grecs appellent une skiagraphia (mot à mot une ombre écrite)
et que Pline traduit : umbra hominis lineis circumducta.
Sur la pierre qui fermait la
tombe, un petit personnage s'élance du haut d'un bâtiment construit en blocs
de pierre pour plonger dans une nappe d'eau verte auprès de laquelle il y a un
arbre.
On ignore le muthos que
condense cette scène. Aristote (Problèmes, 932 a) explique que les
peintres éthiques distinguent le vert et le jaune pour distinguer l'océan des
fleuves. Pindare avertit à deux reprises qu'il n'est pas possible à l'homme de
dépasser les colonnes d'Hercule de son vivant. Simonide a dédié à Scopas un
poème qui commence par ces mots : «Il est difficile de devenir un homme
exemplaire (agathon) de façon non oublieuse (alathéôs), carré (tetragônon)
pour les mains, les pieds et la pensée dans la mémoire des autres hommes » En
d'autres termes il est difficile d'avoir de son vivant une statue de kouros.
Au VIIè siècle avant Jésus-Christ le kouros est une statue funéraire en marbre,
jambes serrées, bras collés le long du corps,
Sur le couvercle de la tombe l'homme plonge dans la mort, au-delà des colonnes
d'Hercule, dans l'océan de l'autre côté du monde, comme une statue de kouros
dans la mémoire des survivants. C'est le choix héroïque. Le mort qui a été
enterré sous la pierre de Paestum a préféré laisser un récit de mort dans la
mémoire de tous à vivre longtemps et obscurément à l'égal d'un bouvier.
*
Les deux premières peurs ont
trait à l'obscurité et à la solitude. L'obscurité, c'est l'absence du visible.
La solitude, c'est l'absence de mère, ou l'absence d'objets qui la relaient.
Les hommes connaissent ces terreurs : retomber dans l'immense abîme sans forme
et noir de l'utérus, la
La création du monde, c'est
tomber pour rejaillir. Le saut dans l'abîme, le saut dans la mort constituent
le premier temps. Aphrodite resurgit en ruisselant à la surface de la mer.
L'oiseau- plongeon ramène dans son bec la terre.
Roheim mourut en 1953. Il avait
fait paraître The Gates of the dream l'année qui précéda sa mort, ultime
ouvrage qu'il avait dédié à Sandor Ferenczi. Roheim disait que tout rêve
consistait à sombrer à l'intérieur de soi pour retomber dans le vagin de sa
mère. À la naissance, le sommeil presque continu « continue » la vie
intra-utérine. Le réel, comme le réveil, n'est qu'un instant de faim, de froid
et de douloureux désir. La vieillesse détache peu à peu le corps du sommeil et
le « dévulve » dans la mort (dans le sommeil sans rêve).
Chacun de nous est un héros qui chaque nuit descend dans l'Hadès où il devient
son image et son sexe se dresse comme un kouros. Chaque matin son rêve le
reconfie tendu à l'aube et ses yeux s'ouvrent sur le jour.
Sans cesse Pompéi est replongé
dans le néant. Sans cesse Herculanum est submergé par la lave. Sans cesse
quelque chose d'inusable, de vivant, de plus ancien que nous, ne s'interrompt
pas de revenir dans l'âme, dans le désir, dans les narrations du désir. Dans
aucune civilisation, dans aucune société, jamais rien de contemporain ne
l'accueille.
Sans cesse la lave pousse, sans
cesse désordonne, sans cesse terrifie.
Mais sans cesse se pétrifie
aussitôt à l'air libre. La lave bouche son propre accès à elle-même, se
pétrifie dans les oeuvres, s'académise dans le langage, noircit et s'opacifie
en séchant.
Sans cesse il faut répéter le
mot qu'Eschyle confie à Pélasgos dans Les Suppliantes : « Oui, j'ai
besoin d'une pensée profonde (batheias). Oui, j'ai besoin que descende
dans l'abîme (buthon), tel un plongeur (dikèn kolumbètèros), un
regard qui regarde (dedorkos omma). »
In, "Le sexe et l'effroi" (Le taureau et le plongeur)
Paestum, Musée archéologique National,
fresque décorant l'intérieur du couvercle du sarcophage
provenant de la tombe du dit Plongeur.