Marie Rouanet (cuisine)
Si les nourritures de l’enfance sont totalement inoubliables,
c’est que d’autres sont chargés de les élaborer. L'enfant ne songe qu'à
consommer, il ne sait rien des budgets à boucler, des prix, des efforts
déployés. Il est dans l'innocence économique. Ce repas préparé offert à sa
faim plusieurs fois le jour, il l'éprouve comme une magie légitimement créée
pour lui.
Magie blanche, sans mystère et toute bonne qui se déroule
sous les yeux et accomplit des prodiges.
Elle a lieu dans un espace réel, mais aussi temporel et
mental, qui pendant des millénaires fut une pièce unique. Encore au milieu du
XX° siècle, dans le monde rural, la cuisine est l'unique endroit où tout se
déroule : dormir, se chauffer, parler, cuisiner bien sûr, mais aussi coudre,
lire et recevoir. Peu à peu, mais lentement, les pièces se sont différenciées.
Les chambres pour commencer. Mais mon oncle Charles, vieux et fragile, dormait
dans l'alcôve de la cuisine, mais le pépé Rouquette pour les mêmes raisons
dormait dans un lit installé face à la cheminée. Les autres, les solides,
partaient dans les chambres non chauffées en emportant une bouillotte, ou une
brique brûlante emmaillotée de chiffons, comme ils auraient emporté un peu de
chaleur de la vraie maison pour sécuriser leur sommeil.
Car la vraie, la seule maison c'était la pièce unique,
tutélaire et chaude comme un sein maternel, garnie de pots dont aucun ne
contenait ce qu'annonçait son étiquette. « Galette au beurre », chez moi,
encore enferme plusieurs sortes de poivres ; « Thé Earl Grey », des lentilles;
le pot à tabac bien ventru garde la noix muscade, ce caillou presque inusable,
le safran en pistil, l'écorce d'orange séchée ; un ancien pot à pharmacie est
rempli de cèpes secs; un autre, en aluminium, toujours terne et poisseux du
gras inévitable des cuisines, dont l'étiquette de cuivre annonce : « Thé »,
contient des mousserons. Le plus petit de la même série, alu et cuivre, est
assez grand pour les baies de genièvre - bonnes au porc rôti. J'ai toujours
trouvé poétique et ésotérique ces mystères du contenu des boîtes. Comme si
celui qui sait, se plaisait à brouiller les pistes. Pots et boîtes sont les
ornements des cuisines et brillent de leurs contenants hétéroclites et de leur
contenu inconnu. Les torchons, les tresses d'aulx, de piments, les casseroles,
sont les blasons des cuisines avec les bouquets de cuillères, les salières,
les compotiers et les bocaux transparents qui, au contraire des boîtes
métalliques et des pots, sont des vitrines sans secrets.
Déjà l'abri sous roche était ainsi : le seul lieu où
entreposer, se refaire et se reposer, lieu des femmes, plus sédentaires, ralenties
d'enfants. Ralenties mais non point oisives. Accomplissant des milliers de
gestes du lever au coucher pour l'utile et l'indispensable inutile. Non
seulement manger mais avoir plaisir. Non seulement être couvert mais être beau.
Non seulement dormir mais dormir sur une couche et bercé d'un conte ou d'une
mélodie.
In, "Mémoires du goût"