Claude Lucas
Quant à moi, j'allai m'affaler sur
le lit du bas, fermant aussitôt les yeux. Un peu de répit après ces deux jours
de garde à vue et d'interrogatoires insipides était tout ce que je désirais
pour le moment. Je n'avais pas sommeil. Je ne voulais que m'acclimater sans plus attendre, yeux clos, la
respiration ralentie, à cette nouvelle forme de temporalité qui désormais
allait régler le cours de mon existence. Pour avoir déjà connu la prison, je
savais en effet ce qui m'attendait : la lente et inexorable usure de soi par ce
temps concret, statique et circulaire, constitué d'heures repères - lever,
promenade, repas, promenade, repas, coucher, et ainsi de suite à l'infini -,
toute cette succession d'heures itératives qui finissait par amputer la
conscience de sa fonction la plus humaine, sa capacité même d'engendrer des
perspectives. Car les murs de prison ne se referment pas, comme on imagine à
tort, sur un espace où nous serions confinés pour nous en interdire un autre où
nous allions librement, et la ligne d'horizon n'est pas ce qu'ils empêchent nos
yeux d'apercevoir. Ils se referment sur un présent qu'ils éternisent et
n'occultent que les lendemains qui chantent.
On pouvait toujours rêver, bien sûr ; rêver jusqu'à plus
soif, rêver jusqu'à la lie, comme je venais de me « boire » cet été même, en
Espagne... La durée intérieure prendrait alors cette forme d'une marée
rythmique, flux et reflux d'images qui viennent régulièrement s'échouer à la
lisière d'un présent immobile. Et ce serait le passé, que ces lambeaux d'existence
arrachés à la trame du temps ; et ce serait l'avenir, que ces bouteilles à la
mer, porteuses de projets, porteuses d'espérance, lâchées le soir et
retrouvées le lendemain au réveil, intactes et dérisoires.
Mais je vomissais ces rêveries carcérales mêlées de nostalgie
et d'espoir. Celui-ci vous castrait et annihilait peu à peu la volonté,
celle-là vous droguait jusqu'à estomper les contours du réel. Dans les deux
cas, ce n'étaient qu'ersatz de vie, balancement lancinant de la conscience d'un
bord sur l'autre qui vous faisait monter le coeur aux lèvres.
Je connaissais le remède à cette nausée : il suffisait
d'ouvrir les yeux et les oreilles. Une réalité crue, sans recours, épinglerait
aussitôt ma conscience comme un papillon. Je m'étais complu autrefois à cette
agonie salutaire et je l'avais renouvelée le plus souvent possible. Les murs de
la cellule, la cuvette des W-C, les barreaux de la fenêtre, la rumeur sourde de
la coursive composée de bruits de voix, de bruits de clés, de bruits de portes,
tout était alors méthodiquement appréhendé,
avide que j'étais de savoir jusqu'à quel point pouvaient m'anéantir ces choses
et en quoi je demeurais capable de leur résister. Ainsi étais-je parvenu,
parfois, à percevoir en quel tréfonds de moi-même je m'évertuais encore à
exister ; et j'avais passé de longues heures à écouter comme un sadique battre
le pouls insensé, terrifiant, de cette vie qui persistait.
Ce vieux réflexe d'abandon total à
une condition dont l'absurdité était plus sensible encore en cet endroit que
sur un banc du parc de La Linea il avait joué la veille déjà, lors de ma garde
à vue dans les locaux de la BRI. Là, entre deux séances d'interrogatoire,
j'avais été descendu au sous-sol à plusieurs reprises et bouclé dans une
cellule d'« attente ».
C'était un cube entièrement nu de
béton gris, clos d'une grille, et que l'éclairage au néon du couloir inondait
crûment jour et nuit. Instinctivement d'abord, comme font tous les captifs du
monde, je m'étais mis à marcher de long en large, visité régulièrement par un
garde venu s'assurer que je me tenais tranquille. Vigilance bien inutile, car
je ne pouvais plus guère me nuire dans cette cellule dépourvue du moindre
objet où l'on me laissait mariner sans lacets ni ceinture après m'avoir
fouillé chaque fois. Au reste, tout désir d'attenter à mes jours m'avait quitté
depuis mon arrestation.
Aussi le garde finit-il par se
lasser de cette vaine surveillance, et je cessai d'aller et venir dans la
cellule pour me poster face au mur du fond, les yeux grands ouverts et la tête
vide. Bientôt, la notion des raisons qui m'avaient conduit là ainsi que le
sentiment de la perte brutale de ma liberté s'évanouirent. Je redevenais enfin
cette solitude épinglée, toute redondante d'elle-même et certifiée par ce mur
de béton gris qui paraissait la réfléchir comme un miroir.
Au bout d'un moment, une sombre et
familière jubilation s'empara de moi. Je passai la main sur cette surface
grenue pour en éprouver la présence fraternelle et je pressai ma joue contre
elle avec une espèce de ferveur incestueuse. Sa fraîcheur me pénétra, son
opacité gela en moi jusqu'au moindre murmure, et je crus sentir que sa rigidité
gagnait aussi mon corps. Alors, sous le regard irréductible de ma conscience
qui achevait de tout transir en moi et hors de moi, j'y plaquai soudain ma
bouche en un baiser âpre et désespéré.
Béton, béton mon frère, qui dira jamais l'ivresse de nos
amours mortes et pétrifiées ?
In, "Suerte'
Photo Lionel Allorge ( Lunerouge.org)