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Voyage dans les mots
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18 septembre 2007

Claude Lucas

mur_b_ton_2___Lionel_Allorge



Quant à moi, j'allai m'affaler sur le lit du bas, fermant aussitôt les yeux. Un peu de répit après ces deux jours de garde à vue et d'interrogatoires insipides était tout ce que je désirais pour le moment. Je n'avais pas sommeil. Je ne voulais que m'acclimater sans plus attendre, yeux clos, la respiration ralentie, à cette nouvelle forme de temporalité qui désormais allait régler le cours de mon existence. Pour avoir déjà connu la prison, je savais en effet ce qui m'attendait : la lente et inexorable usure de soi par ce temps concret, statique et circulaire, constitué d'heures repères - lever, promenade, repas, promenade, repas, coucher, et ainsi de suite à l'infini -, toute cette succession d'heures itératives qui finissait par amputer la conscience de sa fonction la plus humaine, sa capa­cité même d'engendrer des perspectives. Car les murs de prison ne se referment pas, comme on imagine à tort, sur un espace où nous serions confinés pour nous en interdire un autre où nous allions librement, et la ligne d'horizon n'est pas ce qu'ils empêchent nos yeux d'apercevoir. Ils se referment sur un présent qu'ils éternisent et n'occultent que les lendemains qui chantent.

On pouvait toujours rêver, bien sûr ; rêver jusqu'à plus soif, rêver jusqu'à la lie, comme je venais de me « boire » cet été même, en Espagne... La durée intérieure prendrait alors cette forme d'une marée rythmique, flux et reflux d'images qui viennent régulière­ment s'échouer à la lisière d'un présent immobile. Et ce serait le passé, que ces lambeaux d'existence arrachés à la trame du temps ; et ce serait l'avenir, que ces bouteilles à la mer, porteuses de pro­jets, porteuses d'espérance, lâchées le soir et retrouvées le lende­main au réveil, intactes et dérisoires.

Mais je vomissais ces rêveries carcérales mêlées de nostalgie et d'espoir. Celui-ci vous castrait et annihilait peu à peu la volonté, celle-là vous droguait jusqu'à estomper les contours du réel. Dans les deux cas, ce n'étaient qu'ersatz de vie, balancement lancinant de la conscience d'un bord sur l'autre qui vous faisait monter le coeur aux lèvres.

Je connaissais le remède à cette nausée : il suffisait d'ouvrir les yeux et les oreilles. Une réalité crue, sans recours, épinglerait aus­sitôt ma conscience comme un papillon. Je m'étais complu autre­fois à cette agonie salutaire et je l'avais renouvelée le plus souvent possible. Les murs de la cellule, la cuvette des W-C, les barreaux de la fenêtre, la rumeur sourde de la coursive composée de bruits de voix, de bruits de clés, de bruits de portes, tout était alors métho­diquement appréhendé, avide que j'étais de savoir jusqu'à quel point pouvaient m'anéantir ces choses et en quoi je demeurais capa­ble de leur résister. Ainsi étais-je parvenu, parfois, à percevoir en quel tréfonds de moi-même je m'évertuais encore à exister ; et j'avais passé de longues heures à écouter comme un sadique battre le pouls insensé, terrifiant, de cette vie qui persistait.

Ce vieux réflexe d'abandon total à une condition dont l'absurdité était plus sensible encore en cet endroit que sur un banc du parc de La Linea il avait joué la veille déjà, lors de ma garde à vue dans les locaux de la BRI. Là, entre deux séances d'interrogatoire, j'avais été descendu au sous-sol à plusieurs reprises et bouclé dans une cellule d'« attente ».

C'était un cube entièrement nu de béton gris, clos d'une grille, et que l'éclairage au néon du couloir inondait crûment jour et nuit. Instinctivement d'abord, comme font tous les captifs du monde, je m'étais mis à marcher de long en large, visité régulièrement par un garde venu s'assurer que je me tenais tranquille. Vigilance bien inu­tile, car je ne pouvais plus guère me nuire dans cette cellule dépour­vue du moindre objet où l'on me laissait mariner sans lacets ni cein­ture après m'avoir fouillé chaque fois. Au reste, tout désir d'attenter à mes jours m'avait quitté depuis mon arrestation.

Aussi le garde finit-il par se lasser de cette vaine surveillance, et je cessai d'aller et venir dans la cellule pour me poster face au mur du fond, les yeux grands ouverts et la tête vide. Bientôt, la notion des raisons qui m'avaient conduit là ainsi que le sentiment de la perte brutale de ma liberté s'évanouirent. Je redevenais enfin cette solitude épinglée, toute redondante d'elle-même et certifiée par ce mur de béton gris qui paraissait la réfléchir comme un miroir.

Au bout d'un moment, une sombre et familière jubilation s'empara de moi. Je passai la main sur cette surface grenue pour en éprouver la présence fraternelle et je pressai ma joue contre elle avec une espèce de ferveur incestueuse. Sa fraîcheur me pénétra, son opacité gela en moi jusqu'au moindre murmure, et je crus sentir que sa rigidité gagnait aussi mon corps. Alors, sous le regard irré­ductible de ma conscience qui achevait de tout transir en moi et hors de moi, j'y plaquai soudain ma bouche en un baiser âpre et désespéré.

Béton, béton mon frère, qui dira jamais l'ivresse de nos amours mortes et pétrifiées ?

In, "Suerte'
Photo Lionel Allorge ( Lunerouge.org)

 

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