Christian Bobin (Après ce livre)
Après ce livre, je ne sais pas
: je ferai d'autres choses, d'autres lettres, puisque c'est ma façon à moi de
vivre, que d'ainsi perdre mon temps. Ou bien je lirai. Des essais, des romans,
des contes, des poèmes. Je mélangerai tout cela, car c'est ma façon d y voir
clair, que d'entasser l'une sur l'autre ces branches mortes, tombées sur
l'herbe des lectures. Parfois le feu s'en empare et le vent dresse une flamme
qui peut se voir de loin, sur la page où j'écris. Je n'ai jamais lu pour
m'instruire, et je serais fort en peine de vous dire à quoi me servent toutes
ces pages avalées, quand dehors le ciel est si tendre. Il y a bien cette
lumière de la langue dont je pourrais vous dire quelque chose : quand la langue
se love en elle-même, dans l'ourlet de ses phrases, dans le sombre de ses
parenthèses ou le nacré de ses voyelles. Quand la langue en elle-même se
retire, se dérobant à nos volontés brutes et à notre besoin de certitude,
comme un enfant apeuré va se cacher sous les dentelles de sa jeune mère.
Peut-être n'écrit-on que pour cela, pour fuir - sous les
jupons d'une langue maternelle - la mort brillante et le temps rugueux. Dans
cette panique que l'on déguise en sagesse, dans cette paresse méditative, un
prodige parfois s'accomplit. Il s'agit d'un miracle, égal en clarté à celui
d'une résurrection. Le mystère ici est inverse : on ne transmue pas une matière
en esprit, mais, par l'esprit, on touche soudain à la matière pure. Vous
connaissez ces chansons de troubadour, ces légendes fatiguées et cette langue
cramoisie, toute chargée de dorures et de lys. Au détour d'une phrase, au gré
d'une lecture, on entend parfois un bruit de pas sur le gravier, et l'on voit
l'aube qui cogne aux meurtrières d'un château, et les vipères qui glissent au
fond des douves. C'est une profonde énigme que celle-là, qui fait que l'austère
passion de la langue nous rende par instant cette évidence et cette immédiateté
dont les choses seules ont le privilège.
Et pourtant : ouvrez les livres aimés. Il n'y a rien dedans. Il n'y a que des mots,
empêchés dans l'encre, saisis dans la trame du papier. Des mots plus secs et
rassis que ceux que l'on prononce avec le souffle, avec la gorge : ceux-là, du
moins, forcent un sentier dans l'air autour des corps, jouissant ainsi d'un peu
de vie, même si elle est éphémère. Oui, c'est un pur miracle, que par des mots
enterrés dans des livres, d'on puisse raviver une source, rafraîchir un jardin.
Photo pagnolle (flickr)