Claude Esteban
Il y avait aussi, pour m'accompagner, tous les livres de la
bibliothèque. Ceux qui jaunissaient maintenant, jamais ouverts, et les autres,
les plus précieux, qui ne réclamaient pas qu'on les relise puisqu'ils avaient
pris place depuis longtemps dans la mémoire et qu'on les gardait, comme des
signes inaltérables, au-dedans de soi. Un jour, sans doute, la surprise,
l'angoisse, l'émerveillement étaient venus, sur ces pages, à notre rencontre.
Une sorte d'énergie singulière dont nous nous sentions dépourvus nous avait
soudain traversés par la fiction de quelques mots mis ensemble. Ils veillaient
là, tout près, ces livres silencieux, ils habitaient nos heures sombres, nos
heures claires, ils accompagnaient nos désirs, ils décidaient parfois d'un
destin. Ils allaient se mêler à la matière fragile des rêves, se défaire
peut-être de leur identité littérale pour épouser le parcours d'une conscience
en quête d'elle-même et se confondre avec une histoire qui s'inscrirait dans
le temps. Ainsi en serait-il des intrigues, des personnages, de la trame
nombreuse d'un récit auquel on s'était laissé prendre. Il n'en restait, à la
fin, qu'une scène, un échange de paroles, un profil entrevu dans la nuit, mais
cette énigme désormais devenait la nôtre et nous savions obscurément que notre
vie, et la plus quotidienne, en était marquée. Il est des livres qu'on chérit
tout autant que des êtres, et lorsque les forces déclinent, que l'ombre gagne
sur le mur, il est des livres qui se rapprochent et nous accueillent et nous
réconfortent. Et c'est parfois, ridicule et magnifique, un chevalier qui se
relève après chaque défaite contre les monstres, les mauvais génies, les
enchanteurs. Et c'est clouant sa jambe d'ivoire sur le pont d'un navire, ce
capitaine à la poursuite du Léviathan fabuleux, et qui tient tête au vent, aux
orages, aux abîmes, et qui meurt dans un livre et qui ne peut pas mourir.
In, « La mort à distance »
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