Julien Gracq
Ce que je souhaite d'un critique littéraire - et il
ne me le donne qu'assez rarement - c'est qu'il me dise à propos d'un livre,
mieux que je ne pourrais le faire moi-même, d'où vient que la lecture m'en
dispense un plaisir qui ne se prête à aucune substitution. Vous ne me parlez
que de ce qui ne lui est pas exclusif, et ce qu'il a d'exclusif est tout ce qui
compte pour moi. Un livre qui m'a séduit est comme une femme qui me fait tomber
sous le charme: au diable ses ancêtres, son lieu de naissance, son milieu, ses
relations, son éducation, ses amies d'enfance ! Ce que j'attends seulement de
votre entretien critique, c'est l'inflexion de voix juste qui me fera sentir
que vous êtes amoureux, et amoureux de la même manière que moi : je n'ai besoin
que de la confirmation et de l'orgueil que procure à l'amoureux l'amour
parallèle et lucide d'un tiers bien disant. Et quant à l'« apport » du livre à
la littérature, à l'enrichissement qu'il est censé m'apporter, sachez que
j'épouse même sans dot.
In, "En lisant, en écrivant"
Bibliothèque d'Alexandrie, Cathédrale d'images aux Baux de Provence