Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Voyage dans les mots
Voyage dans les mots
Derniers commentaires
30 juillet 2007

Albert Cohen 3 (Ariane lit une lettre de Solal)

femme_lisant_lettre___Vermeer

Soudain, elle n’en pouvait plus. C’était alors une lecture minutieuse et lente, une étude de la lettre, avec des arrêts pour méditer, pour se représenter, les yeux fermés, et sur les lèvres un sourire un peu idiot, un peu divin. Afin de mettre en valeur des mots plus tendres ou plus ardents, elle recouvrait parfois la feuille de ses deux mains, de manière que seule la phrase merveilleuse restât visible. Elle s’hypnotisait sur cette phrase. Pour mieux la sentir, elle la déclamait, ou encore, prenant une glace à la main, se la confiait à mi-voix, et s’il lui écrivait qu’il était triste sans elle, elle était contente, elle riait. Il est triste, il est triste, chic ! s’écriait-elle, et elle relisait la lettre, la relisait tant de fois qu’elle ne la comprenait plus et que les mots perdaient leur sens.

Le plus souvent, elle résistait à la tentation, savait qu’à trop lire une lettre on l’abîmait, on ne la sentait plus. Alors, elle l’enfermait, se donnait sa parole d’honneur de la laisser se reposer et de ne pas la reprendre avant ce soir. D’ici là, la lettre aurait repris son suc, et ce serait la récompense d’avoir attendu, et on la lirait, bien fourrée dans le lit. Elle souriait, rêvassait, remontait un peu sa jupe, aimait ses jambes. Aimé, voulez-vous voir encore plus ? Tout est tellement à vous. Elle relevait davantage sa jupe, regardait.

Un soir, elle trouva qu’avec les doigts ça n’allait pas bien pour cacher. Elle sauta hors du lit, prit une feuille blanche, découpa un petit rectangle avec des ciseaux, recommença la lecture. Oui, c’était un meilleur système. Par la petite fenêtre, on ne voyait que trois ou quatre mots à la fois, et c’était encore plus chic, les mots vivaient davantage. Lorsqu’elle arriva à « la plus belle des femmes », elle fit un bond hors du lit, courut à la psyché voir cette belle femme. Oui, c’était juste. Mais cette beauté ne servait à rien puisqu’il n’était pas là. Devant la glace, elle fit des grimaces enlaidissantes pour se consoler de l’absence de l’aimé. Eh là, assez de grimaces, ça pouvait abîmer la peau, ou même détériorer les muscles en dessous. Pour réparer le dégât possible, elle fit un sourire angélique.

In, "Belle du Seigneur"
Jan Vermeer, "Femme lisant une lettre"

Publicité
Publicité
Commentaires
Voyage dans les mots
Publicité
Archives
Publicité