Jacques Drillon
L'oreille de l'oeil.
Il n'est pas possible de recevoir une
oeuvre nouvelle en tant qu'oeuvre nouvelle ; la perception est une opération
mentale qui consiste en une reconnaissance multiple d'éléments connus,
susceptibles d'être rattachés les uns aux autres, et dont l'agencement nouveau
forme l'oeuvre. Lorsqu'on entend une musique pour la première fois, il se
déclenche en soi une fantastique série d'opérations de recherche (quelle usine .5 visant à identifier, c'est-à-dire à rendre semblables à du connu le plus
de traits possible, quitte à diviser l'oeuvre en fragments minuscules, mais
reconnaissables, comme ces « ces difficultés » dont parle Descartes, qu'il faut diviser « en
autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les
mieux résoudre »
Parfois, il est nécessaire de peu diviser; parfois
davantage. C'est ainsi qu'un concerto de Vivaldi, ou un opéra de Haendel sont
oeuvres faciles à écouter, car tout y est reconnaissable instantanément, ou
presque, et â une grande échelle. Ils ressemblent à un texte français, dont les
mots me sont connus, et dont je puis reconstituer le sens global, même si
l'agencement des termes est nouveau.
Siegfried ressemble à
un texte italien, qui m'apparaît obscur à première vue, mais qui contient
suffisamment d'éléments connus pour que je puisse en déduire le sens général au
contresens près. Barraqué serait du turc, dont je ne comprendrais que
l'alphabet, et ainsi de suite.
Toute musique, qu'elle soit fondée sur l'idée de
répétition, de variation, de développement ou d'ornementation, sur l'idée de
thème ou de série, ne vise qu' à cet effet de reconnaissance. Une fois entendu
le thème nouveau, nous le rangeons dans une sorte de no man's land provisoire,
d'où nous le tirons dès qu'apparaît sa réexposition, son développement, sa
variation, etc., et qu'il peut acquérir sa valeur de référent.
Déchiffrer une musique nouvelle consiste précisément à la
diviser en éléments reconnaissables (accords, gammes, etc.).
Un texte difficile à déchiffrer exige
de nombreuses divisions, qu’il faut effectuer d'autant plus rapidement qu'elles
sont plus nombreuses.
De même, le médiocre déchiffreur est
celui qui est tenu de diviser plus qu'il n'est requis, qui ânonne, identifie
des cellules minuscules, avance note à note. Le bon déchiffreur est celui qui
divise peu, et identifie beaucoup. (Ou qui calcule vite!) Ainsi, plus on sait,
plus on peut apprendre. Plus on se souvient, plus on peut prévoir. (Les
linguistes savent qu'il est infiniment plus difficile d'apprendre sa première
langue étrangère que sa quinzième.)
De là le refus des oeuvres nouvelles
par un public dont le territoire de connaissance est minuscule, le potentiel
d'assimilation réduit, le pouvoir d'aimantation quasi nul. Il va de télé en
télé, de télé en télé, de télé en télé. Il arpente sans fin son pré carré,
comme court l'écureuil dans la roue de sa cage.
In « De la musique »
Photo : Zélie Maindiaux à 7 ans