Etienne Gruillot
L’impudeur
L’ingénue n'est pas vraiment nue, tant qu'elle est seule.
Sans le regard de l'autre, elle ignore la pudeur comme l'impudeur. On est
naturellement a-pudique, comme l'animal ou l'enfant, tant qu'on n'a pas
conscience de l'autre. Une fleur est sans pudeur, comme remarque Schopenhauer :
sans vergogne, elle étale en son sommet ses organes sexuels, étamines et
pistil, parce qu'elle n'a aucune conscience du rapport interindividuel; ce qui
prévaut, dans le végétal, c'est la reproduction de l'espèce. La pudeur requiert
cette médiation du regard de l'autre qui introduit une équivoque dans
l'expression de soi : suis-je ce que j'apparais ? Dois-je faire apparaître ce
que je suis ? La pudeur est une demande de soi à l'autre, pour soi et pour
l'autre. En réclamant des feuilles de vigne, comme dans la Claire fontaine
de Brassens, l'ingénue veut montrer qu'elle n'est pas celle qui se montre,
qu'elle n'est pas celle que vous croyez, qu'elle n'est pas celle que vous
voyez. Pudique, l'être qui a conscience qu'en lui l'être ne se confond pas avec
l'apparaître.
La pudeur est un manque de simplicité. Si elle ne
se réduit pas à la pudibonderie d'un tempérament « coincé », elle est pourtant
bien la marque d'une nature double : mais c'est l'Homme qui n'est pas
simple ! Quelque chose cloche dans mon être fêlé, dans cette nature à la fois
corporelle et spirituelle. C'est la thèse célèbre de Max Scheler : la pudeur
est cet effort que nous faisons pour assumer, pour surmonter la dualité de
l'esprit et de la chair, de l'âme et du corps, de l'intériorité et de
l'extériorité. Bref, pour être pudique, il faut avoir quelque chose à cacher.
Paradoxalement, je cherche à cacher ce qui me cache essentiellement : si je
cache cette animalité, cette nudité zoologique qui est la mienne, c'est pour
dire que j'ai un corps mais que je ne suis pas ce corps. Je ne
m'assimile pas à ce corps insignifiant, ce corps exposé et imposé en même
temps, ce corps transpirant, ce corps odorant, tyrannisant, fatigant,
vieillissant... Le vêtement peut s'interpréter comme une surenchère sur la
chair; il recouvre ce qui ne se donne jamais à découvert: ma pensée, mon âme.
Mais à l'inverse, je suis pudique en retenant certains
gestes, certains regards, certains mots, que j'estime hautement signifiants,
que j'estime expressifs d'un moi profond, d'un moi que je crains de voir
banalisé, galvaudé. La pudeur apparaît comme une sorte d'avarice noble, une avarice
qui préserve le sujet (quand la cupidité ne protège que des objets).
Ce que redoute la pudeur, c'est l'inconsistance de
l'expression, d'une expression unilatérale de soi, qui irait seulement vers le
corps ou seulement vers l'esprit : impudique, le regard qui ne s'adresse qu'au
corps; impudique, le médecin qui ausculte un malade comme le garagiste son
moteur, ou qui l'abandonne nu sur un brancard dans un couloir d'hôpital ;
impudique, le refus de voir la misère du clochard qu'on prend pour un débris ou
pour une loque; tout aussi impudique, la fascination voyeuriste pour ce même
clochard, quand on regarde sa seule misère matérielle en oubliant sa misère
morale... Comme montre assez bien La Genèse, la pudeur naît de
l'expérience de la chute; expérience de la finitude d'une âme plombée par le
corps, mal-être d'une âme en disgrâce, consciente d'être séparée de ce qui
l'incarne pourtant...
Mais le risque est grand alors de tirer la pudeur vers la
décence. Le coup de force de la théologie politique, c'est d'avoir fait
du corps glorieux un corps honteux, pour imposer le déni du corps : à la
pudeur, qui procède d'une spontanéité affective, on substitue la décence, qui
réagit à une injonction politique. Très tôt, les philosophes - Hérodote,
Thucydide, et même Platon ! - ont fait cortège pour dire que la honte du corps
est une preuve de barbarie et qu'il faut dissocier la chair du péché. Pour un
peu, on aurait soif d'indécence !...
Comment ne pas désirer la libération des moeurs quand on
voit à quel point la décence peut être le masque de la violence politique ?
Quand je vois des femmes voilées de pied en cap, je me dis que l'indécence peut
être salutaire, et même subversive. Car il ne manquera jamais d'habiles
intégristes pour prétendre fonder sur l'éthique de la pudeur une politique de
la terreur. La pudeur a longtemps servi de prétexte moral à l'ascèse, à la
culpabilisation, à l'invention du sexe coupable ou triste. Au Moyen Âge, il n'y
a que les hérétiques ou les pénitents qui se promènent nus. Au Xvè siècle, les
représentations réalistes des organes génitaux touchent les damnés, quand les
élus sont vêtus ou pudiquement détournés : le sexe devient la souillure de
l'âme...
Mais si la pudeur est sexuelle, elle est aussi sexuée. La
pudeur stigmatise la faute de l'Ève tentatrice: la luxure est femelle ! La
pudeur masculine n'est pas la pudeur féminine : l'homme serait pudique sur ses
sentiments, la femme sur son corps. Il est indigne pour un homme d'exprimer ses
émotions, de pleurer, de rougir, de gémir, de prier, de trembler; il est
indécent pour une femme de montrer son corps. Chez la femme, la pudeur du corps
serait commandée par la nature : Pline l'Ancien nous dit que toujours le corps
des noyées flotte sur le ventre pour cacher les organes sexuels, et qu'il faut
y voir un signe de la Nature ; Platon tient qu'à côté des hommes, des femmes
nues dans le stade seraient ridicules ; Cicéron pense que la Nature a
intelligemment mis en évidence les parties belles du corps chez l'homme et
recouvert les parties hideuses chez la femme; Ambroise Paré au XVIè siècle,
Bailly au XVIIè nous disent que la continence et la chasteté s'imposent aux
femmes parce que leur désir est naturellement insatiable, qu'il est tourné vers
la délectation au-delà de la reproduction de l'espèce... L'image qui résume
toutes les autres est sans doute chez Bernardin de Saint-Pierre, dans son roman
Paul et Virginie : icône du naufrage de la femme dans la décence,
Virginie-la-bien-nommée refuse de quitter le navire en perdition parce qu'elle
ne veut pas se déshabiller pour nager (!)...
La décence est une pudeur restée captive. La pudeur de Gainsbourg s'abritait derrière
l'indécence de « Gainsbarre ». C'est dire que l'impudeur n'est pas l'absence
de pudeur; l'absence de pudeur, c'est l'innocence. L'impudeur, c'est la
négation, l'ennemie de la pudeur. Ainsi, le pouvoir joue avec la pudeur, il
aime violer la pudeur. Les camps de concentration dénudaient les prisonniers
pour nier leur intériorité en l'étalant sur tout le corps... Dans la Phénoménologie
de la perception, Merleau-Ponty suggère qu'entre pudeur et impudeur peut
s'installer une véritable dialectique du maître et de l'esclave: « réduit en
objet sous le regard d'autrui », je perds ma dignité de corps-sujet ; maître
impudique séduisant un « être fasciné », mon ascendant est dérisoire, puisqu'il
triomphe d'un désir captif du seul attrait charnel... Ainsi, le strip-tease
est une fausse pudeur : dénué d'arrière-plan, il exhibe sans dévoiler; il
contrefait la pudeur parce qu'il n'a rien à révéler. Max Scheler évoque un «
dégoût devant la chair qui n'est plus donnée que comme corps ». Au fond, le strip-tease
est un bavardage: il parle en n'ayant rien à dire. Serait-ce le refus de passer
à l'acte qui rend le strip-tease si frustrant ? Non pas. Le passage à
l'acte du strip-tease, c'est la pornographie, qui en achève le contresens
: à l'illusion d'une extériorité sans profondeur, le porno répond par
l'illusion d'une profondeur dans l'extériorité. On pense trouver l'intériorité
en passant de la peau aux organes. Mais on ne pénètre que le corps, on
s'enfonce et on s'enferme en lui au lieu de s'élever vers l'âme. Cette chair
est triste: elle confond anatomie et poésie.
La décence, on le voit, est un principe de ségrégation : de l'âme et du corps,
de la spiritualité et de la sexualité, des hommes et des femmes, des élus et
des damnés... Alors, circulons : il n'y a rien à voir ici ! L'érotisme
authentique est pudique, parce qu'il sait que l'essentiel est invisible.
« L'érotisme est le propre de l'homme, disait Bataille,
et c'est en même temps ce dont il rougit. » C'est dire si la pudeur est
séduisante : elle commence avec le trouble involontaire, l'émotion qui est,
étymologiquement, ce mouvement involontaire de sortie de soi. Une rougeur
subite, un battement de paupières, un balbutiement, un sourire gêné, un
tremblement, une gaucherie comique : voilà autant de percées de l'esprit dans la
chair. Voilà une fraîcheur, une naïveté, comme un surgissement de notre for
intérieur. La pudeur, la gêne, le trouble, ont quelque chose d'une grâce
touchante. Comme pour dire au fond que l'esprit refuse d'être noyé dans la
chair, que le moi ne veut pas être noyé dans la foule ou dans le monde, et que
dans tout ce que je fais, mon corps engage mon âme. Force et faiblesse, la
pudeur est aussi bien une retenue volontaire qu'un trouble involontaire. La
pudeur en ce sens est désarmante: sa faiblesse fait sa force. Ce trouble nous
trouble parce qu'il révèle une beauté cachée, une beauté fascinante, intérieure
et pourtant irradiante. I1 n'y a pas de charme sans pudeur.
L'érotique est pudique. La mythologie nous dit qu'Éros
est fils de pauvreté. Éros s'avance nu, démuni, désarmé, désarmant. C'est la
nudité des amants, qui est un triomphe, mais c'est un triomphe de l'amour
incarné. Dans l'érotique, l'autre n'est plus simplement image ou idole ; la
pudeur n'est pas répudiée, mais elle devient une dynamique de l'amour. La
pudeur ne disparaît pas dans le corps à corps : on pourrait dire qu'elle se
délivre, qu'elle se dénoue. La pudeur est ce soin que nous prenons de ne pas
altérer l'amour par l'instinct livré à lui-même. Dans la relation sexuelle, la
pudeur maintient la valeur individuelle de l'autre, la valeur de la personne.
Elle est la marque d'un souci, d'un souci de ne pas s'abandonner à jouir d'une
abstraction: on ne peut aimer qu'un individu, sans quoi l'amant n'est
qu'un « partenaire », c'est-à-dire l'instrument général de notre jouissance.
Et à ce compte-là, tous les partenaires se valent, tous les partenaires font
l'affaire...
Notre langage a fini par faire du baiser, qui est cette
communion affective et charnelle entre deux êtres, un verbe transitif - et
vulgaire! - qui fait de l'autre une marionnette, l'objet d'une jouissance
narcissique. Le baiseur est toujours pressé, impudique et impatient. Il fait
penser à un jardinier qui tirerait sur sa fleur pour la faire pousser plus
vite! ... Dans son Approche de Hölderlin, Heidegger a trouvé les mots
les plus beaux: « La lenteur de la pudeur est celle d'un courage. Dans sa
lenteur même, la tendresse gouverne et elle s'avance vers ce qu'elle aime. »
Car, bien sûr, la pudeur est craintive, mais elle a peur pour l'autre.
Elle a moins peur de s'abandonner que de ce qui s'opposerait à cet abandon :
elle redoute que l'acte sexuel soit pris comme fin, elle empêche la pure
recherche de plaisir. La pudeur est crainte de ne s'abandonner qu'à soi. Elle permet
une sorte d'attention détachée, à l'opposé d'une obsession mécanique de la
sexualité; elle provoque par là l'imagination et rehausse la sensation vers le
sentiment.
La pudeur érotique nous préserve des effets de surface :
abandon au corps et culte du corps ; elle nous préserve aussi de
l'illusion de l'absolu : abandon du corps et du déni du corps.
Contrairement aux apparences, c'est l'impudeur au fond
qui méprise le corps. Quoiqu'il y paraisse, l'impudique est le véritable
puriste, et plus proche du puritain qu'il ne croit. Le puritain veut purifier
l'âme du corps : il fait du corps un accessoire impropre et négligeable ;
l'impudique veut purifier le corps de l'âme: il réduit au fond le corps à un
faisceau d'instincts ou à une mécanique pulsionnelle... Éloigné de ces
extrêmes, l'être pudique veut vivre pleinement l'union de l'âme et du corps :
âme incarnée et corps signifiant. Simplement, la pudeur est préservation du
don de soi : une chair toujours offerte n'a plus rien à donner ; il faut une
intériorité pour pouvoir extérioriser quoi que ce soit.
Forcément la pudeur fait des mystères. Mais tout à l'inverse de ces frilosités
que sont la pruderie, la pudibonderie, voire la frigidité, la pudicité va à
la rencontre de l'autre, elle est attente de l'autre. Recueillement qui prépare
l'accueil, la pudeur préserve et réserve le corps précieux... Ainsi dans la
pudeur, nous faisons l'expérience affective de la transcendance, nous
reconnaissons que l'être se dérobe essentiellement : le moi n'est pas plus englué
dans la société ou dans le monde que l'âme dans le corps. Peut-être que la
pudeur nous enseigne aussi la valeur du silence, qui consacre les limites du
langage, son impuissance à dire ce qu'on ne peut que sentir. Face à une douleur
inconsolable, pris dans un bonheur inexprimable, il nous reste les gestes, ou
les larmes. La pudeur est donc cette méditation incarnée sur l'énigme de la
chair, sur la profondeur infinie de l'âme et du corps. Invitation à vivre
l'incarnation sans acharnement, elle est une sorte d'aura, d'enveloppe
spirituelle du corps, et finalement, le seul vêtement qui nous habille, même
dans la nudité. Exercice de la patience, valeur qui attend son heure, la pudeur
nous enrobe, comme dans le conte, d'une robe couleur de temps.
In, « Petites chroniques de la vie comme elle
va »
"Satyre assaillant une ménade qui tient encore son voile"
Fresque provenant de la maison des Epigrammes à Pompéï (Musée archéologique Naples)