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Voyage dans les mots
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18 avril 2007

Robert Sabatier

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Ils m'ont appris à boire

« Et si nous buvions un bon Bourgogne, un Châteauneuf-du-Pape par exemple ? » Cette phrase effarante, je l'ai entendue, et celui qui la prononçait était un Français, un monsieur décoré qui ignorait la géographie... Je ne lui en ai pas voulu : j'ai simplement rectifié l'erreur et son visage, avant boire, a pris la teinte rouge de la confu­sion. Il est vrai que son amour du vin des papes excusait tout. Des vins de ce cru célèbre, je n'en connais que de délicieux j'en connais aussi d'inoubliables. Si la qualité reste constante. d'incessantes surprises sont possibles, et, sur un fond solide et franc de haute tenue. les saveurs les plus exquises et les plus rares peuvent s'épanouir à l'infini, à ce point que les épithètes, si recherchées qu'elles soient ne suffisent point à les définir : il faut trouver des équivalences verbales, des mariages de mots que la poésie seule peut offrir. C'est pourquoi un dégustateur, voire un simple amateur doit se doubler d'un poète.

Je n'oublierai jamais certaines fêtes de la dégustation avec des vignerons de Châteauneuf, comme le docteur Dufays les Bérard, les Avril et leurs amis, dans la cave de l'un ou de l'autre. Qu'on imagine une immense salle souterraine, un long couloir et, sur les côtés, des niches comme des chapelles où reposent tête bêche des amoncellements de bouteilles dont les culs brillants faisaient penser à l'art cinétique. Là vieillissait et se bonifiait dans l'obscurité et le silence, à la bonne température constante, le vin des coteaux de ga!ets immémoriaux. Superbe assemblée et belles trognes burinées où brillaient des yeux vifs et prompts à la joyeuseté. Lorsque mes amis débouchaient une nouvelle bouteille, je voyais bien qu'ils n’étaient blasés de rien et attendaient toujours la surprise d'un goût nouveau.

Au centre de la salle, les grands verres propres étaient sur un tonneau et l'on en changeait pour chaque vin. Nous goûtions ces délices les yeux mi-clos. Pour éviter l'ivresse, les vignerons recra-chaient parfois dans le sable le nectar qui avait circulé dans leur bouche, mais le plus souvent ils buvaient pour éprouver après les sensations des lèvres, de la langue et du palais celles de la gorge. Et l'on comparait, on définissait, on mesurait la durée de réjouissance des papilles gustatives. Notre hôte, de son bel accent du terroir com­tadin, distillait des expressions choisies et imagées pour définir les sensations les plus variées. Ainsi, il disait après avoir bu religieuse­ment et longuement médité : « sueur de cheval » ou " aisselle de rousse " ou bien «fer rouillé " ou « poivre » , ou « cannelle » à moins que ce ne fussent des équivalences de fruits : fraise framboise ou abricot, et sur un mot, on discutait ferme. Aux lueurs de ce vin des papes, ces vignerons, aussi cultivés que leurs vignes, rejoignaient l'humanisme latin, disaient des vers bachiques, chantaient des refrains de fine gaillardise ou racontaient des histoires, et je leur répondais de mon mieux, avec envers eux un sentiment de vive admiration, celle qui naît du contact avec une ancestrale vérité.

In, "Les vins du Rhône et de la Méditerranée " Edition Montalba.
Photo Didier vdg

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