Eliane Amado Levy-Valensi
Extrait de l’avant-propos in, « La dignité des mots »
Le mot vient du latin muttum. C'est le Larousse qui le dit. Si l'on veut se reporter à la source latine du Gaffiot, muttum signifie le grognement - et, de préférence, du porc ! On nous suggère mutmut, « son à peine distinct, chuchotement». Bon. Mutus par ailleurs signifie muet, privé de la parole et, comme entre les deux, muto signifie changer.
On voit, ou on croit voir, comment on peut passer de l'inarticulé au silence. Du mécontentement animal, à l'impuissance à dire. Voilà qui part bien. Le mot serait-il donc, sitôt né, réduit à rien? Que non... si entre les deux stades s'interpose tout le déploiement du changement. Le mot, on le verra, va acquérir ses lettres de noblesse - et les perdre. S'enrichir au besoin de fausse monnaie. On le sait habile, menteur, faussaire, glissant, capable de rapine et d'adultère. Le mot peut-il tuer? On le dit. Et si ce ne sont « que des mots», ce n'est rien ou pas grand-chose. Ou un ersatz pour tuer le temps ou se substituer au sentiment. Pourtant en anglais et en allemand word, wort, se réfèrent au Verbe. Et en plus de tout cela on n'en a pas fini avec la parole. En italien, le mot se dit Parola, cela ne l'extrait pas de l'ambiguité ; l'expression " è una parola ! » peut signifier que c'est énorme par antiphrase, en disant justement que ce n'est rien qu'un mot. Et le mot parole lui-même vient du latin parabola et parabole qui s'inscrivent dans une perspective de comparaison ou de similitude, ce qui nous renvoie plus directement à la parabole qui, en français, se ressource directement à la parabolè grecque. On voit déjà que paraboles évangéliques, métaphores, quête de sens, allégories, transpositions et symboles s'inscrivent de façon vectorielle dans la quête inhérente au mot et dans la perte concomitante qui s'y inscrit. Deux vecteurs, semble-t-il, indissociables.
- Les mots... ce n'est pas une petite affaire. On parle de jeux de mots... le mot, un jeu? De prendre quelqu'un au mot. Le mot? un piège ! De mot d'ordre. Un arrêt? De mot pour rire, lequel, par antiphrase encore, frise la gaffe. Avoir «des mots» est un euphémisme qui désigne la dispute. Avoir le dernier mot est presque toujours une mauvaise victoire. Et quand on n'en sait pas le premier mot on ne sait rien. Mais où diable se nicherait le premier mot? Bref, ce manège, vire vire, chevaux de bois semble indiquer un mouvement qui à la fois imite la vie et s'en démarque. Et du reste le mouvement latin muto est bien près du mot (Et si l'on va jusqu'à mutuo, nous voici dans l'échange et la réciprocité.)
Que nous voilà donc près du vertige ! Celui que les mots rassurent se contente de peu. C'est tout un itinéraire qui lui est soumis, imposé, et son propre cheminement verbal est solidaire de l'histoire du mot. Du grognement à la parabole. De l'informe à la poésie. Mais y aurait-il jamais eu de mot, en gésine dans le grognement même, s'il n'y avait, par-delà, une origine du mot?
Extrait de la conclusion in, « La dignité des mots » Retrouvons l'humilité coextensive de notre humanité. Elle nous permettra de grandir. Qui s'enfle de mots risque l'éclatement, comme la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le boeuf. Les mots sont musique et Sens. Ils désignent non pas des univers clos ou à clore mais des itinéraires à ramifier à l'infini, avec Autrui pour relais.
La dignité des mots a pour condition plus que pour corollaire, ou pour corollaire qui s'avère condition, une certaine probité de l'homme. Elle s'échappe parfois de la démarche scientifique, toujours de la démarche idéologique, souvent de celle de l'artiste.
Le Mot ne doit pas servir de miroir à Narcisse mais doit se tendre vers Autrui pour que se crée ou se poursuive la constitution d'un univers relationnel.
La dignité des mots si souvent perdue se retrouve peut-être et seulement à partir de la simplicité.
"Masque de Montserrat criant", Julio Gonzalez