Collectif - La taille de la pierre
Mouvement et métamorphose de l'esprit
La plus dure matière, la plus impénétrable, la plus fermée, livre à l'homme, très tôt dans son évolution, le moyen même de transformation et d'adaptation à partir duquel celui-ci va sortir lentement de l'opacité de sa vie, de l'épaisseur mystérieuse de l'univers où il baigne, et commencer à ouvrir, d'un même geste, et le monde et la perception qu'il en a.
Que l'outillage primordial, taillé dans la roche siliceuse, soit impérissable, ce fait en dit long sur la conquête de l'intelligence qu'il suppose et sous-tend. Ainsi, c'est en façonnant la matière la plus apparemment immobile, inerte, que les hommes ont discerné et cultivé en eux le mouvement et la métamorphose de leur esprit. Et c'est encore parce que la pierre ne bouge pas, ou si longuement, que nous avons aujourd'hui la preuve tangible de cette lente genèse du geste et de la pensée. Il suffit, pour s'en convaincre, de s'assurer de la présence parmi nous de cette action des origines, grâce à ces centaines de milliards de témoins silencieux qui nous sont restitués, conservés à leur état natif dans un temps qui est encore le nôtre, par la nature : la volonté de l'homme est inscrite, ainsi, dans ce nombre infini de silex tai11és, arrangés à ses fins, qu'il a légués à la mémoire du monde après s'en être fait des alliés, des complices, des outils.
Le premier musée des arts et métiers, par la pierre, est partout - partout où nos lointains ancêtres ont su inscrire la trajectoire de leur existence - à tout endroit de la planète où l'on retrouve des pierres dont le tranchant n'a pu être imaginé par le seul hasard géologique. C'est au tranchant que se mesure l'humanité, c'est au tranchant que se révèle l'action, c'est le tranchant qui apprend, qui impulse, qui découvre.
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Et c'est toujours en vue d'une liberté que les hommes prennent la peine de tutoyer la matière, de l'invoquer à pleines mains, et de lui chuchoter la grande force, le désir.
In, "Le livre de l'outil"