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Voyage dans les mots
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20 mars 2007

Patrick Drevet (Regard)

regard_statue_mus_e_arch_ologique_Naples___photo_Ph_taris

Les yeux appellent les yeux. Même ma parole, c'est aux yeux que je l'adresse. Il y a là une aimantation contre laquelle je ne peux pas lutter. Tant que je n'ai pas vu les yeux d'une personne, je ne l'ai pas vue. Aussi bien, les voir me fait oublier ce qu'ils sont. C'est tout de suite me perdre dans un abîme sans plus de parois ni de fond que l'infini de la nuit.

C'est déclencher un processus de sensations, d'impressions, d'émotions, de questionnements qui sont loin d'avorter aussitôt que les yeux dans lesquels je me suis perdu ont disparu : je suis emmené loin et longtemps dans la rêverie, ou le regret, ou la mélancolie, ou la nostalgie, ou le remords.

Même avec les personnes que je connais le mieux, celles que j'aime, il ne me faut surtout pas penser que je regarde et vois leurs yeux pour pouvoir poursuivre l'entretien et prolonger la rencontre. Dès que je quitte l'imaginaire où j'accompagne leur fantôme dans ce qu'elles me racontent d'elles, mon regard redevient un premier regard, et c'est un regard nu qui se heurte à la nudité de leur regard, à l'étrangeté de leurs yeux, à la solitude de nos êtres finis, à l'épaisseur de la distance qui nous sépare.
Un ange passe. Vite il faut détourner les yeux.


.../...

Le regard lui-même n'est pas d'un jet unique comme celui de la caméra ou du cyclope Il est dédoublé. C'est dans ce dédoublement qu'il arrive frémissant, palpitant à la façon de deux ondes entrelacées. Il en est de même en ce qui concerne les yeux, lesquels ne sont pas identiques l'un à l'autre tant dans leur expression que dans la façon dont les paupières les sertissent. L'un est plus en retrait que l'autre. Comme les jumeaux, l'un est plus actif, l'autre plus méditatif. L'un exprime l'élan qui porte l'être à s'aventurer, l'autre témoigne de sa tendance au repli.

Il faudrait beaucoup plus de temps et d'attention qu'on en a quand on regarde des yeux pour détailler peu à peu, en allant de l'un à I'autre, le tout de leur regard, mais ce serait pour s'apercevoir que sa vérité se situe ailleurs que dans les yeux. Comme le sens d'un mot est entre les lettres qui le composent, le sens d'une phrase entre les mots qui la forment, c'est entre les yeux, dans l'intervalle de leurs faisceaux, que se situe le regard. Pas plus que le sens n'est jamais dit, jamais lu, jamais vu, le regard n'est jamais saisi. Les yeux sont une des sources du regard à la façon dont le cerveau est la source des influx nerveux, les organes la source des émotions, la peau la source des sensations, mais ils ne sont pas plus le regard que le cerveau n'est les réactions, les organes les émotions, la peau les sensations. Comme l'ensemble du corps, ils contribuent seulement à l'avènement de toutes ces manifestations, ils poussent vers l'être, ils le déclenchent comme l'éclair entre deux électrodes.

Là, entre les deux yeux dissemblables, entre les mouvements opposés dont témoignent leurs différences, entre les désirs contraires exprimés par leurs éclats dissonants, advient quelque chose de profondément humain, qui doit être ce que l'on appelle le visage.

In, « Paysages d'Eros »

Statue au musée archéologique de Naples

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