Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Voyage dans les mots
Voyage dans les mots
Derniers commentaires
19 mars 2007

Frédéric Boyer

suerte2

Quand ils sortent de là, après dix, quinze ou vingt années parfois, ils ont le corps en forme de banane, ou bosselé comme un sac de noix. Les yeux perdus au loin. Leurs premiers pas trébuchants chassent une proie insaisissable. Un vague abri. Ils ont une faim et une soif que rien ne peut étancher. Avec un sentiment de nausée qui les empêche de se tenir correctement. Ils se contenteraient de n'importe quoi, de n'importe qui. Leur peau est singulière. Prête à rougir, et à se crevasser. Ils fument violemment en se vidant les poumons. Avec des airs mal assurés. Bourrés de larmes. Leurs mouvements sont las et indécis. Leurs yeux coulent parfois au contact de la poussière. On voudrait ne pas voir cette soumission impossible. Cette résignation paresseuse jusque dans leurs vêtements lâches et démodés.

Ils sortent à l'heure où les gens seuls dans les hôtels se promettent d'être meilleurs, où dehors la moindre passante ressemble à une allégorie de l'amour. Avec ses genoux usés, son allure apitoyée qui leur fait immanquablement penser à une sœur oubliée. Sans secours où qu'ils se tournent. Ils ont froid. Un froid sans réfléchir qui leur donne seulement conscience d'être ridicules dans leurs habits trop légers.

Rien ne peut les atteindre. Ils entrent dans une trêve mortelle. Ils posent tous les mêmes questions impossibles à entendre. La bouche ouverte et silencieuse, à vouloir raconter une histoire qui n'intéresse jamais personne. Ils se perdent dans toutes sortes d'explications spécieuses et tourmentées. On remarque vite leurs comportements grossiers. Avec l'impression que leur injuste fardeau de malheurs a été inexplicablement alourdi. Ils poussent de gros soupirs. Ils sont pâles, le corps voûté. On peut les voir passer une main cassée dans leurs cheveux. Et surprendre la douceur blessée de leur chair qui appartient à ces halls de gare où ils croient reconnaître de gros hommes roux sans estomac qui avalent, comme eux, des horaires de peines. Leur habillement souvent maladroit les noie dans les avenues bruyantes, les drugstores mafflus, doucement cahotiques, qui expulsent à longueur de journée de pauvres types interchangeables. Ils disent que la lumière bâtit des temples et des prisons. Qu'il y a le froid qui les gagne, le désir d'autre chose qui les blesse. Leur visage s'est assombri. C'est une espèce de nuit qui atteint leur peau, qui les fait ressembler à des donjons fragiles où l'on ne sait s'il y a encore quelqu'un à délivrer.

On dit qu'ils rôdent. Mais le désir de connaître et d'aimer fige leurs silhouettes. Ils trouvent refuge dans les hôtels. Près du mobilier intangible, désuet, d'une chambre d'hôtel «tout confort». Ils restent assis bien droits sur le rebord du lit. Est-il possible qu'il y ait tant de bruits inconnus derrière les cloisons des hôtels? Oui, c'est possible. Le bruit sourd et singulier que font les autres sans vous. Est-il possible qu'il y ait autant de rumeurs tendres aux lèvres des inconnus ? Est-il bien vrai que leur cœur est invisible ?
Ils savent qu'ils resteront toujours de l'autre côté de la vie. Quelque chose de sombre, de pesant dans leur bouche, et dans leurs poches. Ils refusent le café ou les gâteaux qu'on leur tend, tout en vous dévorant des yeux. Ils vont et viennent avec le sentiment de ne jamais trouver ce qu'ils cherchent. Se doutant que le plus terrible ne les a pas encore frappés. Ils ont un aspect vaguement meurtri et toutes les difficultés du monde à s'asseoir confortablement dans les fauteuils que vous leur proposez. En traversant les rues, ils manquent cent fois de se faire écraser. Ils oublient le glaçon qui est en train de fondre dans leur verre; ils serrent de toutes leurs dernières forces leurs poings vides. Ils ne sont pas familiarisés avec un monde qui leur paraît changé en pire. Ils ont une peur indicible de cette fatale métamorphose.

Cela commence toujours ainsi. En sortant, ils font preuve d'un courage inouï. Ils observent tout intensément. Leurs yeux brûlent d'un feu dévorant. Et leurs mains emportent tout. La douceur. Le vent et la lumière. Ils sont doux à force d'être flétris. Vous les regardez bien en face. Ils ont l'air de faire tout ce que vous voulez. Mais on ne leur demande rien de précis. On n'essaie même pas de leur dire quoi que ce soit. En les voyant, on devient la proie d'une tristesse écrasante, d'un tourment sans objet. On se demande combien de temps ils pourront tenir le coup dehors. Et quand ils lèvent leurs yeux sur vous, ils ont l'impression de devenir soudain transparents comme une fenêtre par laquelle on ne verrait jamais rien.

Ils ont des yeux dilatés par une immense incompréhension. Comme s'ils ne saisissaient pas tout. Ils passent leur temps àravaler dans le silence des mots qu'ils avaient maladroitement préparés. Leur peur n'est jamais la nôtre. Ils ne parviennent même pas à remplir une modeste chambre d'hôtel. Ils se déshabillent aussi peu que possible. Leurs dîners sont rapides. Ils voudraient se détendre, sourire près des flippers ou des comptoirs. On les voit baisser les yeux, fermer sur eux des blousons glacés.
Ils ne sont pas en très bonne santé. Ils ont un mal de chien à entrer comme il faut dans le temps, privés du rythme terrifiant des gardes, des fouilles. Sans la plainte réconfortante de la télévision allumée en permanence. L'espace leur fait peur. Comme un vêtement qui aurait rétréci et dont ils ne voudraient plus changer.

Ils avancent et on dirait qu'ils marchent dans la mer, dans les vagues. En gage de leur parenté humaine, ils n'ont que le bruit de leur toux à offrir. Le toucher, l'odorat ont été atteints. Cela mettra des années à se libérer. Ou ça ne guérira jamais. Ils souffrent de petits maux inexpugnables. Rages de dents, rhumes chroniques, asthme, angelures. Ils se glissent près de nous avec des allures de fantômes malades. Ils se lancent comme des balles dans le temps. À la recherche d'une réconciliation forcenée. On les sent novices, sans expérience, sans mémoire de plénitude.

Ce temps nouveau pour eux est comme un temps mort où il ne se passe rien. Ils ne font que s'échauffer avant une partie qu'ils ont rêvée, intensément désirée et qui n'aura pas vraiment lieu. Qui voudrait d'eux comme partenaires? Oh! oui qui les attendrait à la sortie ? Mais qui donc ? Ils redoutent l'affluence des rues, le chatoiement des couleurs, l'agitation des corps, la vivacité des pas de la foule. Ils pensent avec une inquiétude feutrée que tout est innombrable. Qu'ils ne pourront jamais se rappeler de tout.
Le monde est un labyrinthe de miroirs.

Ils s'enhardissent jusqu'à effleurer quelques mains de femmes dehors. Ou seulement les boutons de leurs manteaux impeccables. Ils se gavent maladroitement d'une nourriture bon marché, dans les cafétérias, aux buffets des gares. C'est tout le corps qui exige autre chose, le sang qui devient comme du bronze en fusion, emportant on ne sait quelle douleur, quel plaisir. Puis leur courage fléchit. Leurs mains se retirent lentement, à tâtons, et n'osent plus rien toucher. Ils vous reprochent de les avoir trahis.

Il y a l'après. L'après, quand tout se passe comme s'ils n'existaient pas. Qu'ils se remplissent d'air et de silence comme des cavernes abandonnées qu'on met au jour brutalement. Envahis d'une tristesse incontrôlable. Sauvage. Jamais certains de savoir comment il faut faire pour bien se tenir. Silhouettes obstinées, bravant l'impossible. On dirait qu'ils courent tête baissée vers une ruine inimaginable. Pas facile d'expliquer qu'on ne trouve plus ses marques, qu'on se sent de trop. Quand on a mangé du pâté, seul dans un hôtel confus et bruyant, bu cinq ou six bières, avec des comprimés, et dormi, dormi sans trouver le sommeil.

Sur les tables rugueuses, leurs mains traînent. On imagine qu'elles reviennent après des siècles du royaume des morts. Qu'elles pourraient toucher le feu et les lames.
Il y a cette tête d'idiot qu'ils prennent. Leur espoir qui s'effrite en poussière lente. Ils se raidissent. Pour rien au monde ils n'avoueraient qu'ils ne se sentent pas prêts. Ou qu'ils ont peur. Des autres. Des femmes. De la rémission.

In,"Des choses idiotes et douces"
Photo "El gangster filosofo" de Claude Lucas, réalisée en prison

Publicité
Publicité
Commentaires
Voyage dans les mots
Publicité
Archives
Publicité