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Voyage dans les mots
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19 mars 2007

J.M.G Le Clezio

Fab___des30

                                                                        dessin Faujas

Conscience
Certaines inconsciences sont pour moi comme des méchancetés. Une parole dite à la légère, un geste qui n'est pas contrôlé, une attitude, un reflet de l'œil, une intonation, un réflexe... et le monde est là, pourri, irrécupérable. L'autre, l'autre qu'on croyait si proche, si vrai, s'enferme tout à coup dans sa coque. Il refuse. Il renie. Il ferme la porte odieuse de son moi, et il ne reste plus, face à lui, que la nuit, vide, désespérante, hostile. Les hommes et les femmes ont parfois de ces inconsciences, suprême force de l'inimitié. Ils cessent brusquement, sans qu'on ait pu comprendre pourquoi, d'être voisins. Ils reprennent leur vieux visage de l'ennemi. Ils mentent. Ils trompent. Ils glissent dans le domaine de l'incontrôlable, de l'inhabitable.
Voilà peut-être ce qui est le plus haïssable : cet instant où le relatif confort des habitudes, des mœurs et de la civilisation bascule. Et surgit comme un masque grimaçant la face qu'on ne connaît pas, qu'on ne pourra pas connaître.
L'œil devient une boule glauque et vindicative, la bouche se charge de goinfrerie, les mains cherchent à accrocher, les mots méprisent, veulent vaincre. Le règne du vil recommence.
La douceur des êtres est dans ces brusques éclairs de pureté et de calme, qui viennent trouer la nuit de la solitude. La compréhension, même au-delà des mots, même au-delà de l'intelligence, la compréhension qui ne s'exprime pas mais qui se sent, la liberté terrible qui vient à la fois de l'autre et de moi-même. Ce miracle, seule la lucidité peut l'opérer. Enfin je communique, enfin je partage. Je sais que je suis aidé.

Si l'art a une force, s'il a une vertu, ce n'est pas parce qu'il nous donne à admirer le monde, ou qu'il nous offre les clés du mystère. Ce n'est pas non plus parce qu'il nous révèle à nous-mêmes. A quoi servirait d'être révélé dans un univers sourd, aveugle et muet ? Non, la force de l'art, c'est de nous donner à regarder les mêmes choses ensemble.
Un tableau, un film, un livre en soi ne sont rien. Ils n'existent que dès l'instant de leur partage. Et la communication qu'ils permettent est moins une communication du langage (ou des signes) qu'une communion des mouvements de la vie. C'est une orientation, une indication utile. L 'artiste est celui qui nous montre du doigt une parcelle du monde.
Il nous invite à suivre son regard, à participer à son aventure. Et c'est uniquement lorsque nos yeux se portent vers l'objet que nous sommes soulagés d'une partie de notre nuit. Jamais l'œuvre d'art ne dépassera les hommes. Elle n'est qu'un moyen d'accéder à eux, un moyen parmi tant d'autres.

Et voici donc le point de jonction de l'imaginaire et du réel, de l'illusion et de la lucidité : qu'importe si l'artiste se trompe en nous montrant ce qu'il croit voir. L'important, c'est le cheminement de son illusion. L'art est sans doute la seule forme de progrès qui utilise aussi bien les voies de la vérité que celles du mensonge.
Mais comme tout cela est rare! Saurons-nous garder un jour de façon constante, sans qu'il s'affaiblisse, le feu brûlant de la lucidité ? Trouverons-nous le moyen de rendre cette illumination perdurable? Nous ne savons pas où nous allons.
Notre vérité n'est ni d'ordre scientifique ni d'ordre moral. Peut-être faut-il dépasser le règne du langage et de la causalité ? Peut-être faut-il chercher hors de la raison, hors de l'interprétation normale des sens ? Peut-être faut-il chercher ni plus haut, ni plus bas, mais plus exactement, le point précis de réunion de nos vies, et nous identifier au mystère ?

Et pourtant, la conscience n'est pas tout.
Parfois, devant une femme, je suis pris par cet émerveillement : je veux, de toutes les forces de ma volonté, laisser cette femme être une femme, et l'aimer dans la simple contemplation. Je la regarde aller et venir, je l'écoute parler, selon le flot incongru et illogique dont chaque erreur m'apparaît clairement. Je connais, intensément, chacun de ses manquements. Je sais pourquoi ils sont commis, comment ils agissent, et quelle en sera la conséquence. Je devine ce qu'il faudrait faire pour lutter, pour faire réapparaître la vérité.
Je suis devant elle comme un créateur, et toutes les possibilités me sont permises. Il suffirait de si peu pour écarter le voile de l'opacité, pour faire revenir la conscience. Et pourtant je ne fais rien. Je laisse aller. C'est que ce corps et cet esprit, dans cet instant, m'apparaissent si parfaits, si pleins de cohésion et de vie, qu'il me semble qu'ils ne peuvent pas se tromper. J'ai peur même de détruire ce fragile équilibre. Est-ce à moi vraiment d'influencer ? De quel droit renierais-je ce qui est, au nom de quoi irais-je imposer ma vérité ?
Et si c'était elle qui avait raison ? Et si cet étouffement de l'intelligence n'était qu'une manière de progresser pour d'autres facultés de moi inconnues ? Et j'ai peur d'être celui qui se trompe et de la pire manière, celui qui se trompe parce qu'il a raison.
Ce qui me fait douter de cette faculté suprême, la lucidité : c'est qu'elle est aussi un élément de la raison.

Il y a donc une conscience qui n'est pas celle des mots. Mais où la trouver ? Comment la déterminer ?
Les uns parlent de « vérité », les autres de « révélation. », d'autres encore essaient d'y voir une « vibration ». Mais tout cela est insuffisant. Sur ces mots, on peut construire des systèmes, on peut être aussi facilement spiritualiste que matérialiste. La vérité de la conscience n'est pas une image; n'est pas une vague aspiration vers l'idée de justice.
La conscience est un sentiment, avec ce que cela comporte de réel, d'immédiat, d'évident. C'est la connaissance spontanée, imperfectible inaliénable par-dessus tout immobile, de l'ÊTRE. C'est le savoir à l'état pur, irréductible aux analyses et aux divisions de l'esprit. Il n'y a pas plusieurs formes de conscience, mais une seule. Jamais le langage ne pourra restituer cette évidence, puisque le langage est une interprétation, une aliénation, une action. Ce qu'il nous faut deviner est caché derrière les mots et les actes, caché derrière les oeuvres. Il nous faut revenir au point de départ pour connaître le lieu de l'arrivée. Entre la réalité brute et la reconquête de la réalité pure, il y a tout le voyage du verbe. Mais puisque notre connaissance ne se parachève que par le langage, nous n'avons pas le choix. Il nous faut rattraper la vérité dans le mensonge, retrouver l'impulsion dans le mouvement. Nos chances d'y arriver sont minimes. Elles appartiennent beaucoup plus au cheminement vers le silence qu'au triomphe dans le système des mots. Ce qui est caché, ce qui est mystère ou énigme, porte en soi les clés du libre et du clair.

In, "L'extase matérielle"

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