Michel Tournier

Géométrie du labyrinthe.

La mythologie grecque nous invite à réfléchir sur cet objet intrigant, attirant et repoussant à la fois, le labyrinthe. La tradition nous en propose principalement deux. Celui d'Égypte, situé à l'entrée du Fayoum, a été visité et décrit par Hérodote. C'était un monument carré contenant douze grandes salles précédées d'un portique de vingt-sept colonnes monolithes. Outre ces salles, on y comptait trois mille chambres qui servaient de sépultures aux rois et aux crocodiles sacrés. Une pyramide placée à l'une des extrémités abritait la momie du fondateur, Imandès.
Plus connu grâce à la mythologie relayée par le théâtre, le labyrinthe de Crète, construit par Dédale, servait de repaire au Minotaure, monstre né des amours de la reine Pasiphaé avec un taureau blanc. Tous les neuf ans, on lui donnait en pâture une troupe de jeunes gens et de jeunes filles grecs (ce qui prouve que la nourriture carnée du bétail à cornes ne date pas d'hier). Le grand problème pour les visiteurs, c'était de retrouver la sortie après y être entré.

On connaît l'exploit de Thésée, futur roi d'Athènes, qui tua le Minotaure et sortit du labyrinthe grâce au fameux fil d'Ariane. Ce fil a fait couler beaucoup d'encre et est devenu proverbial. Pourtant il a fallu attendre le petit livre d'André Gide - Thésée, 1946 - pour que fût clairement posé le dilemme qu'il soulève.

Qui dit fil dit pelote.
Qui tiendra la pelote, Ariane, demeurée à la porte, ou Thésée qui s'aventure à l'intérieur?
Gide nous fait assister à une âpre dispute sur ce sujet entre Thésée et Ariane. Thésée a bien vite repéré en la fille aînée du roi Minos une femelle redoutablement griffue. Si c'est elle qui tient la pelote, il deviendra son objet. Le fil d'Ariane serait ainsi l'ancêtre du « fil à la patte » de Feydeau. Thésée sortira donc du labyrinthe grâce à Ariane, mais il n'hésitera pas à l'abandonner sur la plage de Naxos pour continuer son voyage avec sa jeune soeur Phèdre. Phèdre condamna la pusillanimité de son aînée qui a laissé Thésée s'aventurer seul dans le labyrinthe.
À sa place, elle l'aurait accompagné :

Et Phèdre au labyrinthe avec, vous descendue
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

Entrer dans le labyrinthe, tuer le Minotaure et ressortir grâce à un fil, c'est la solution brutale et élémentaire du problème. On songe de même à Alexandre tranchant d'un coup d'épée le fameux
noeud gordien. La solution intelligente consisterait à se procurer un plan du labyrinthe.

L'homme du labyrinthe sait revenir sur ses pas et accepter de tourner le dos à ce qu'il croit être la bonne direction. Dans les tests d'intelligence auxquels on soumet les animaux, l'épreuve du détour joue un rôle fondamental. Placé dans une cage à trois parois seulement, l'animal voit un objet désirable de l'autre côté du grillage. Pour y accéder, il faut qu'il accepte de s'en éloigner d'abord en contournant l'une des parois latérales. Tous les quadrupèdes comprennent cela aussitôt, mais ni les poules ni les oies n'y parviennent.

Les options offertes par le labyrinthe résument assez bien les divers chemins de la vie. En vérité s'il nous touche si vivement, c'est sans doute parce que l'homme n'est qu'une superposition de labyrinthes. Il y a à la base les méandres de l'intestin, au sommet les circonvolutions du cerveau, et entre les deux le réseau infini des artères et des veines.
Plus on est « labyrinthique », plus on est humain.

La figure radieuse du labyrinthe, c'est Icare, fils de Dédale. Avec l'aide de son père, il s'est confectionné une paire d'ailes grâce auxquelles il s'enfuit par le sommet du labyrinthe. Hélas, ivre de hauteur, il approchera trop du soleil, et la cire qui retient son plumage fondra. Et c'est la chute. Cette fin juvénile et romantique fait de lui l'un des héros les plus aimés de la mythologie.

L'évasion par le haut : la leçon nous touche et nous en rêvons, lorsque les médiocres sujétions de la vie quotidienne nous emprisonnent.

In, « Célébrations "
Photo : hélas, je ne puis renseigner l'origine de ce labyrinthe !

Quelqu'un parmi vous le peut-il ?