Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Voyage dans les mots
Voyage dans les mots
Derniers commentaires
16 mars 2007

Jean Guenot 2

Dégustation (extrait)

- Ce que je ne vois pas très bien dans votre comparaison entre les encres et la dégustation des vins, c'est en quoi le vieillissement d'un texte l'améliore.
Je n'ai jamais dit ça ! Le vieillissement du vin lui donne une existence qui dévoile sa nature à long terme. Son goût est différent selon le moment où on le consomme. Certains seront meilleurs, comme le muscadet, l'année qui suit la récolte; d'autres à cinq ans; d'autres à quinze. Un bourgueil de trente ans a de fortes chances de décevoir; à dix ans, d'être fort bien. Pour suivre ma comparaison, il faut admettre que la phase de maturation au fil des ans qui est propre au vin, correspond, en écritures, à tout ce qui précède le bon à tirer. L'encre devient immuable dès l'écrit abouti : soit à la fabrication de la première édition; soit après la mort de l'auteur, quand il ne peut plus retoucher. Après, ce qui vient au lecteur c'est la bouteille au moment où on l'ouvre. Elle produit son impression comme le texte sur la page.
L'équivalent du vieillissement des vins se trouve dans les étapes distinctes et consécutives de l'écrit latent, depuis le premier jet jusqu'à la correction des épreuves. Les lambeaux du brouillon initial, que la plupart des écrivains détruisent, correspondent à l'état du vin à la naissance. Juger de la valeur de ces écrits sur les premiers jets, c'est se condamner aux vins bien nés, même petitement, qui se révèlent vite. Un haut-brion à la naissance est peu discernable d'un cahors. Un pernand-vergelesse assez fermé à trois ans ne trouvera sa stature qu'à dix ans, dans son propre travail. En encres, les années du vin deviennent des mois d'intervalle entre les étapes du manuscrit, le temps d'oublier. Un jeté bref, un peu gauche, avec des interruptions entre les paragraphes, peut donner, par le travail, quelques pages d'un parcours varié, charnu, et d'une belle longueur en bouche. Au brouillon, ce n'était que du nuageux clair, sans grande promesse; retouché, une fois la page terminée, c'est du rêve de clairière; toute lumière se travaille.
La dégustation, c'est quand les qualités du texte imprimé se révèlent de lecture en relecture. Autant dire que ça ne concerne que peu de gens, ceux qu'on va traiter de paresseux dans nos sociétés pressées. Ils ne courent pas à tout affolement vers les rendements les plus intenses ni les performances les plus audacieuses.
Et l'avantage des écritures de qualité, c'est qu'on peut les déguster encore après les avoir bues, alors qu'une fois vidée, la bouteille de mercurey 1977 ne se remplira plus. En toute exactitude, les quantités de vins de grand caractère et de forte réputation sont limitées; la clientèle les cherche et leur prix s'établit en marché de la demande; alors que le tirage des livres est sans limite. Là s'arrête ma comparaison.


In, « Le goûteur d'encres »

Publicité
Publicité
Commentaires
Voyage dans les mots
Publicité
Archives
Publicité